3. Promesse d'enfants

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Durant notre enfance, deux choses vinrent bouleverser notre existence.

A nos huit ans, nous volâmes notre première console de jeux puis détroussâmes notre première victime dans la rue. Jusqu'alors, nous n'avions commis que de petits larcins insignifiants comme piquer des bonbons à la boulangerie ou faire exploser des pétards sous les roues des vélos, mais rien de réellement répréhensible. Du moins, rien que l'on ne pouvait pardonner à deux gamins en quête de sensations.

Le vol de la console fut différent. Il le fut dans la manière d'agir et dans le processus psychologique derrière cela. J'aurais très bien pu la demander à mes parents, cette console. Certes, ils ne me gâtaient pas et ne m'offraient quasiment jamais de cadeaux, mais ils avaient largement l'argent pour me concéder ce ridicule caprice. Or, je refusai.

En réalité, il ne me vint même pas à l'esprit de quémander leur aide. Parce qu'au-delà de l'objet, c'était l'action même de voler qui nous excitait. Il est vrai que la console nous avait fait baver devant la vitrine pendant des semaines, mais encore une fois, il m'aurait suffit de la demander... Non, là, nous voulions tester nos limites, jouer avec les règles, défier les lois. Nous étions deux gamins qui voulaient se venger d'une société qui ne nous plaisait pas, moi parce qu'elle m'enfermait dans un carcan étouffant, et Lumi parce qu'elle le projetait dans une marge méprisable.

Le vol ne fut pas bien compliqué quoique palpitant. Nous avions l'habitude de détourner l'attention des vigiles et de nous dissimuler des caméras ; il nous fallut en plus découper l'antivol et sortir avec un gros paquet dans les mains comme si de rien n'était. J'ignore comment nous nous en sortîmes ; fut-ce la réputation de ma famille ou l'air angélique de Lumi qui nous sauva la mise ? Toujours est-il que nous venions de commettre notre premier vrai délit et qu'il ne nous en fallut pas plus pour savoir que c'était ce genre d'adrénaline que nous voulions ressentir au quotidien.

Le deuxième événement marquant de notre enfance advint lorsque nous avions dix ans. Cela faisait déjà bien quelques mois que les professeurs avaient renforcé leurs cours autour des différentes natures qui pouvaient s'éveiller en nous et en quoi cela allait bouleverser notre rapport à la société. Je ne m'étais jamais inquiété du genre qui allait s'imposer à moi ; qu'importe que je sois alpha, bêta ou omega, je ne comptais pas changer de comportement pour autant. Je me doutais que le même raisonnement devait habiter Lumi même si, en étant tout à fait honnête, j'étais curieux de savoir dans quelle catégorie il allait se retrouver.

On nous fit passer des prises de sang dont les résultats furent distribués en classe quelques jours plus tard. J'avais dû insister pour que Lumi vienne faire ce test ; connaître sa nature profonde ne l'avait jamais intéressé et il ne voyait pas en quoi un petit symbole griffonné au bas d'une feuille pourrait changer quoi que ce soit dans sa vie.

Les professeurs insistèrent bien sur le fait que nous devions ouvrir notre enveloppe chez nous, avec nos parents, et que chacun était libre de révéler ou non aux autres la catégorie dans laquelle il serait placé pour le restant de ses jours.

Évidemment, Lumi et moi n'attendîmes pas d'être de retour chez nous. Nous courûmes jusqu'à la forêt située à vingt minutes de l'école et nous réfugiâmes sur un petit pont délabré surplombant cette rivière qui avait, un jour, faillit nous engloutir à jamais.

Nous dépliâmes le papier en même temps. En bas du mien, un petit α+ avait été inscrit. Le cœur battant, je jetai un coup d'œil rapide à celui de Lumi et y vit le signe Ω.

Nous restâmes silencieux de longues secondes, chacun gardant les yeux rivés sur sa feuille tandis que nos jambes se balançaient dans le vide. Nous avions subi suffisamment de cours pour savoir que ces résultats allaient nous causer des soucis dans les semaines à venir. Ces deux petites lettres, aussi insignifiantes paraissaient-elles sur le papier, étaient autant d'obstacles qu'il allait nous falloir franchir si nous voulions préserver notre amitié. Nous ne dîmes rien, mais n'en pensâmes pas moins ; nous allions devoir nous battre contre la société toute entière pour rester ensemble. Nous allions devoir être forts pour protéger cette relation si unique et si vitale pour nous.

Et pourtant, aucune once de peur et encore moins de doute ne m'envahit. Là, assis sur ces planches à moitié vermoulues et appréciant la caresse du vent sur mon visage, j'acceptai sereinement cette fatalité. Rien ne m'effrayait. Avec Lumi à mes côtés, rien ne pouvait m'atteindre. Nous étions invincibles. Qu'importent les obstacles qui se dresseraient sur notre chemin, nous les pulvériserions tous.

Alors, sans un mot, j'attrapai la main de Lumi dans la mienne et fermai les yeux pour mieux apprécier la douceur de l'air sur ma peau. Lorsque je les rouvris, je me noyai instantanément dans un océan indigo qui semblait vouloir me happer.

— Faisons une promesse, déclara soudainement mon ami. Quoi qu'il arrive, on ne s'unira à personne et on restera ensemble toute la vie.

— Tu veux faire de nous des parias ?

A mon ton amusé répondit l'immense sourire de Lumi.

— Exactement.

Je souris à mon tour en serrant un peu plus fort sa main dans la mienne.

— OK alors. Soyons des parias. Ensemble.

Ce fut donc sur ce pont branlant, portés par notre insouciance d'enfant et une foi inébranlable en notre amitié, que nous fîmes la promesse la plus importante de notre vie. Et que nous scellâmes définitivement nos destins.

A l'ombre de ton sourireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant