Nos seize ans furent l'âge de l'affranchissement. Avec l'accord de ma mère et celle du foyer de Lumi, nous quittâmes notre village perdu pour la capitale régionale dont la vie étudiante nous intéressait bien plus que les bals des vieux du coin.
En dépit de son aversion pour mon amitié avec Lumi, ma génitrice accepta de se porter garante pour nous et de louer un appartement à son nom afin que nous puissions nous y réfugier. Fit-elle cela par sursaut de conscience face à une négligence qu'elle m'infligeait depuis des années ou par envie de se débarrasser de moi et de mon comportement problématique ? Peu m'importait. La seule chose que je retenais était que j'allais enfin vivre avec mon ami, loin de l'ambiance oppressante et réprobatrice qui pesait sur nos épaules dans ce petit village.
Il faut dire que beaucoup de choses avaient changé ces dernières années. Dès notre retour de ce fameux voyage qui vola les dernières miettes de notre innocence, notre comportement se modifia. C'était comme si la confrontation avec le mal le plus brutal qui soit avait brouillé toutes nos frontières morales et bienséantes, comme si nous n'étions plus capable de distinguer le bon du mauvais, comme si nous nous étions enfermés dans une sorte de conception nihiliste du monde dans laquelle tout se valait donc rien n'avait de réelle importance.
Par ce simple geste de bousculer un corps dans le vide et de l'observer se faire emporter par les vagues, nous avions renié les fondements mêmes de notre psyché. Tout ce qui nous avait jusque-là semblé juste, bon, condamnable, répugnant, admirable, tout s'était mélangé. Nous ne nous identifiions plus à la conception manichéenne de la vie que nous imposait la société parce qu'au fond, quand est-il possible d'affirmer pour sûr qu'une chose est bien et l'autre mauvaise ? Nous avions perdu tous nos repères et nous étions incapables de nous conformer aux normes sociales.
Alors nous décidâmes d'appliquer les nôtres. Et ces dernières étaient principalement divisées entre ce qui nous amusait et ce qui nous ennuyait. Si nous trouvions que telle chose était amusante, alors nous la faisions avec joie, qu'importe qu'elle soit habituellement jugée répréhensible : nous volâmes ainsi des quantités de magasins, agressâmes toute personne ayant eu le malheur de nous agacer et vandalisâmes des tas d'édifices. En revanche, si quelque chose éveillait l'ennui chez nous, alors nous nous en détachions complètement ou la détruisions pour qu'elle ne vienne plus jamais nous importuner : notre faible concentration en cours et le harcèlement que nous fîmes subir à certains de nos professeurs en furent l'exemple parfait.
Ce n'était plus Zac et Lumi essayant de trouver leur place dans le monde, non, c'était Zac et Lumi refaçonnant le monde. Ce monde qui avait permis que cette terrible soirée se produise impunément, ce monde qui semblait vouloir inlassablement nous séparer. Nous le rejetions. Entièrement.
Malheureusement, bien que cette idée vienne de nous deux, je remarquai très vite qu'elle me profitait davantage qu'à Lumi. J'étais un alpha dominant et je possédais ce don peu commun de réussir tout ce que j'entreprenais, quelle que soit l'ardeur et l'implication que j'y mettais. Ainsi, malgré mes absences incalculables, mes résultats scolaires restaient excellents tandis que ceux de Lumi dégringolaient de jour en jour. Et puis mon statut attirait des envieux : que ce soient de futurs employeurs ou de potentiels partenaires, il y avait toujours un essaim de parasites qui gravitait autour de moi. En bref, quoi que je fasse, ma place dans cette société que j'exécrais tant m'était garantie.
Lumi en revanche, déjà méprisé pour ses origines nébuleuses et son apparence négligée, fut complètement rejeté du système social. Je me souviens encore de ces cours interminables visant à nous préparer à nos futures vies d'alpha et d'omega liés, où les professeurs ne cessaient d'admonester mon ami.
— Lumi, redressez-vous ! Ce n'est pas la posture d'un omega respectable !
— Lumi, cessez de gesticuler autant et apprenez à vous tenir.
— Lumi, surveillez votre langage ! Aucun alpha ne voudra de vous si vous parlez aussi mal.
— Lumi, vous êtes un cas désespéré. Continuez comme ça et vous finirez seul.
— Lumi, vous êtes une honte à votre genre ! Personne ne se liera jamais avec vous.
Complètement hermétique à ces critiques, le concerné se contentait à chaque fois de hausser les épaules et de répondre la même phrase, toujours agrémentée d'un immense sourire
— J'm'en fous. Je me lierai jamais à personne.
Ces quelques mots avaient le don de scandaliser les professeurs et de me faire rire aux éclats. J'admirais l'indépendance de Lumi, cette farouche détermination à vivre sa vie comme il l'entendait.
Cependant, je savais très bien que tout cela dissimulait des pensées bien plus sombres. Quelque chose s'était brisée en Lumi lors de cette fameuse soirée près de la mer. Nous n'en parlâmes jamais explicitement parce que nous n'avions pas besoin de le faire pour nous comprendre et parce qu'il n'aborda jamais frontalement le sujet, mais je savais parfaitement qu'il avait laissé un morceau de lui bien trop conséquent en haut de cette falaise, sûrement trop conséquent pour qu'il ne soit plus jamais le même.
Lumi devint nerveux, bagarreur, parfois franchement cruel. Il ne supportait pas qu'on lui dise quoi faire et n'acceptait aucune forme d'autorité.
Dès nos quinze ans, il se mit à traîner avec des gars louches qui trempaient dans des affaires peu recommandables. Combien de fois le vis-je revenir le visage ensanglanté, les phalanges brisées, l'air terrible et pourtant, un grand sourire aux lèvres ?
Dans ces moments-là, je me contentais de panser ses blessures et de me moquer de l'air de boxeur qu'il commençait à avoir. Jamais je n'aurais songé à lui demander des comptes ou à le réprimander. Lumi faisait ce qu'il voulait, il était libre, tout autant que je l'étais, et c'était cela le fondement de notre amitié : aucun jugement, juste un soutien inconditionnel.
Peu m'importaient les situations critiques dans lesquelles il pouvait se mettre, je viendrai toujours l'en tirer quoi qu'il arrive. Et vice-versa.
A nos seize ans, Lumi était devenu un adolescent svelte, aux épaules carrées et à la musculature parfaitement dessinée. Il restait petit pour son âge et très sec comparé aux mastodontes d'alphas qui évoluaient autour de lui, mais il était redoutable. A force de se battre et de se faire péter la gueule, l'arête de son nez avait formé une petite bosse qui lui donnait un air hargneux, mais son sourire éclatant compensait le tout.
Parce qu'il continuait à sourire Lumi, inlassablement. Que ce soit un sourire naturel, moqueur ou manipulateur, il souriait constamment. Et moi, je faisais tout pour qu'il continue à le faire.
A notre arrivée en ville, il trouva rapidement une nouvelle bande de gars violents et intenables tandis que je passai la plupart de mes journées à dormir. Mon corps se développait à une vitesse folle et cela, couplé aux mille séances de sport que je faisais par semaine, m'épuisait au plus haut point. A seize ans, je mesurais déjà plus d'un mètre quatre-vingt et faisais deux fois la carrure de Lumi – ce qui ne me garantissait aucunement de le gagner au corps à corps.
Bref, nous trouvions tous deux notre petite routine, continuant à passer le plus clair de notre temps ensemble et le strict nécessaire en cours. Après des années de formatage et de pression sociale, j'avais l'impression de goûter à une nouvelle liberté, une liberté que je comptais bien garder jusqu'à la fin de ma vie.
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A l'ombre de ton sourire
RomantikLes plus beaux souvenirs de Zac commencèrent avec le sourire de Lumi. Il avait quelque chose de fascinant Lumi, avec ses grands yeux indigos et ses dents de travers. Rien ne semblait pouvoir l'atteindre ni entacher la joie féroce avec laquelle il ab...