5. Regarde notre innocence à la dérive

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Lorsque nous eûmes quatorze ans, nos vies prirent un tournant radical qui allait bouleverser notre avenir.

A la fin du collège, nos professeurs décidèrent d'organiser un voyage à la mer afin de célébrer cette dernière année tous ensemble. Honnêtement, je n'en avais rien à foutre, et je savais très bien que Lumi non plus.

Dès les premiers jours, nous fuîmes toute activité de groupe pour aller crapahuter dans les falaises, inconscients du danger et de la panique que nous engendrions chez nos professeurs.

Ce furent des moments heureux. Nous faisions la course sur les roches glissantes et nous lancions des défis à celui qui grimperait le plus haut possible. Évidemment, Lumi gagnait à chaque fois.

Lorsque nous avions faim, nous nous faufilions dans un magasin et, tandis que l'un détournait l'attention du gérant, l'autre s'empressait de voler de quoi manger et nous ressortions gaiement, ravis d'être parvenus à tromper si facilement un adulte. Tout était simple. Joyeux. Insouciant.

Mais tout bascula le dernier soir du voyage. Pour une fois – et parce que les professeurs refusaient désormais de nous laisser sans surveillance –, nous avions accepté de prendre part au repas collectif. Pourtant, Lumi ne se présenta pas. Et je compris, en voyant les adultes continuer à discuter tranquillement entre eux, que son absence était le cadet de leurs soucis. Profondément révulsé par leur attitude, je réalisai seulement maintenant que leur inquiétude exacerbée lorsque nous disparaissions était seulement due à l'importance de ma famille et à mon statut d'alpha dominant. C'était moi qu'il fallait absolument retrouver. Pas Lumi. Lumi n'était pas important. Lumi n'était personne. Lumi n'avait personne. A part moi.

Alors je profitai du fait qu'ils aient tous un peu trop bu pour m'éclipser discrètement à la fin du repas et me précipitai hors du centre de vacances. J'attrapai mon portable pour envoyer un message à mon ami lui demandant où il était. Pendant une heure, aucune réponse ne me parvint et ma curiosité se transforma en véritable angoisse. Jamais Lumi ne s'isolait de moi, jamais il ne me cachait le moindre de ses faits et gestes.

Je me mis à courir comme un fou le long de la plage, m'époumonant à l'appeler, manquant de trébucher à chaque pas que je faisais dans le noir.

Finalement, mon portable vibra et un message de Lumi s'afficha sur l'écran.

" Viens près du hangar abandonné. Seul. "

Je me ruai vers le lieu indiqué que nous avions découvert trois jours plus tôt et qui nous avait servi de planque pour fuir les autres membres de la classe.

Lorsque j'atteignis le hangar, aucun bruit ne me parvint et je calmai mes pas, le souffle court.

— Lumi ? appelai-je d'une voix forte, frissonnant sous l'air glacial de la nuit.

Au bout de quelques secondes, un petit craquement résonna à ma gauche et une silhouette émergea de l'obscurité. Quand elle s'approcha de moi, mon cœur chuta à mes pieds et toute couleur déserta mon visage. Horrifié, je me jetai sur Lumi et encadrai son visage de mes mains.

— Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?

Son œil droit était si tuméfié qu'il parvenait à peine à soulever sa paupière. Sur son front et ses joues, plusieurs égratignures s'étalaient et sa lèvre inférieure était fendue en deux.

Sans un mot, il recouvrit mes mains des siennes et m'adressa un grand sourire.

— Tout va bien maintenant.

Mais je refusai de me contenter de ce sourire, aussi éclatant s'efforçait-il d'être. Parce que je la voyais parfaitement, cette atroce souffrance planquée derrière les longs cils, je la décernais très bien, cette terreur poisseuse qui s'était collée au fond des orbes indigos.

Alors j'attrapai la main de Lumi et la serrai fort dans la mienne.

— Montre-moi.

Il ne lutta pas et me mena derrière le hangar abandonné. Il me fallut quelques secondes pour discerner, disloqué entre deux caisses en bois et un vieux treuil rouillé, le corps d'un homme, le visage couvert de sang.

Je m'interdis tout mouvement brusque et restai un long moment juste là, à l'observer, incapable de mettre des mots sur cette étrange émotion qui m'avait envahi. A mes côtés, Lumi avait baissé la tête et ses poings étaient serrés le long de ses cuisses.

Je ne lui posai aucune question. Je n'en avais pas besoin ; je lui faisais entièrement confiance.

Je retroussai mes manches en silence puis m'avançai avec calme vers le cadavre. J'étais étonné par mon propre sang froid. Je ne m'étais jamais demandé quelle serait ma réaction si je tombais nez-à-nez avec un mort, mais je pensais qu'elle serait plus violente que cela. Or, je ne ressentais rien, rien que cette froideur méthodique qui me poussait à réfléchir à la meilleure façon de le faire disparaître.

Je m'accroupis aux pieds du corps et observai la large entaille qui déchirait son estomac ainsi que la flaque de sang qui ruisselait sur la bâche située sous lui. Nous avions de la chance dans notre malheur : si nous parvenions à faire disparaître le corps et la bâche, il n'y aurait aucune trace de l'incident, ou du moins rien qui n'éveillerait suffisamment les soupçons pour appeler la police.

Alors que je réfléchissais calmement au meilleur moyen de tirer ces deux éléments jusqu'à la mer, je remarquai que la braguette de l'homme était ouverte. Soudain, ce fut comme si une chape de plomb s'était abattue sur mes épaules et le choc m'obligea à m'asseoir par terre, estomaqué. Mes entrailles se tordirent affreusement et je sentis la bile remonter le long de mon œsophage. Le temps d'un instant, je craignis de vomir mon dégoût à terre, mais repris vite contenance. Toujours en retrait, Lumi n'avait pas bougé et je devinais qu'il n'osait pas me regarder.

Je serrai les poings à m'en faire craquer les phalanges et me redressai sans faire aucun commentaire tandis que la rage me broyait l'estomac, m'exhortant à ravager le visage du cadavre à mes pieds.

Impassible, je me tournai vers mon ami et lui tendis la main.

— Viens m'aider. On va le tirer jusqu'au bord de la falaise et on le lâchera dans la mer.

Lumi hocha la tête et s'approcha. Nous attrapâmes chacun un coin de la bâche et la tirâmes pendant presque une heure jusqu'en haut de la falaise. Le corps était lourd, nos membres ankylosés, mais la nuit nous protégeait de sa noirceur. Nous ne croisâmes personne sur le chemin et parvînmes au bord de la falaise, le visage dégoulinant de sueur, le cœur martelant notre poitrine.

D'un geste, je poussai Lumi derrière moi et finis seul les derniers mètres qui nous séparaient du vide. Alors, sans aucun autre sentiment que la haine à l'état pur, je poussai le corps et l'observai avec une sorte de délectation malsaine s'écraser sur les rochers en contrebas. Deux secondes plus tard, les vagues l'avaient déjà englouti.

Toujours sans un mot, mon ami vint se placer à mes côtés et nous contemplâmes longuement la mer agitée. Nous n'avions pas besoin de parler pour savoir que cette nuit venait de marquer un tournant décisif dans nos vies et que notre innocence d'enfant venait de nous être brusquement arrachée sans que nous ayons pu nous y préparer.

J'attrapai une nouvelle fois la main de Lumi et la serrai de toutes mes forces. Je sentis ses doigts s'entrelacer presque désespérément aux miens et, au fond de ma poitrine, la flamme de la colère se transforma en terrible brasier dirigé contre moi, contre ce cadavre gisant au fond des flots, contre le monde entier qui permettait ces choses abjectes. Et je me fis la promesse d'empêcher que ce genre de scène ne se reproduise. 

Plus jamais.


NDA : Coucou, j'espère que tout le monde va bien :)

Juste une petite précision parce que j'ai oublié de le dire avant : Lumi se prononce " Loumi ". Voilà. C'est tout.

Des bisous (et n'hésitez pas à donner votre avis !)

A l'ombre de ton sourireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant