Les capes noires

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Silence. Silence de mort. La nuit seule régnait sur le petit village aux maisons de bois et de paille. Soudain, le tonnerre gronda et le Ciel s'abattit sur nous. J'haletais, mon souffle rauque se transformait en trainée de buée percée par les gouttes de pluie. Mes jambes me brûlaient, mes poumons avaient de plus en plus de mal à s'élever contre le poids colossal de mon corps trempé jusqu'aux os. Et cette main, cette main qui me tirait vers l'avant, cette main qui promettait de ne jamais me lâcher. Cette main traîtresse.

- Papa ! Papa, arrête de me tirer j'ai mal ! criai-je, ma voix d'enfant presque effacée par le rugissement féroce de l'orage.

- Courage Yoruna ! Tiens bon, nous y sommes presque ! Encore un effort ! tenta-t-il de me rassurer de sa voix tremblante.

Je savais qu'il avait peur, je savais qu'il mentait. Sa main s'était resserrée sur la mienne, et il essayait de m'encourager à courir plus vite. Nous étions encore loin du but, trop loin pour être à l'écart du danger, trop loin pour qu'il ose me dire la vérité. Je ne comprenais pas la situation, il avait jugé que j'étais trop jeune pour l'expliquer, j'avais quatorze ans tout au plus à cette époque-là. Je savais juste qu'on courait depuis assez longtemps déjà, et qu'il allait falloir continuer encore.

- Papa, je n'en peux plus ! bêlai-je, en pleurant.

La tempête grondait, nous fuyions aussi vite que nous pouvions. Mes cheveux améthystes étaient plaqués contre ma tête par le poids de l'eau, mes légers vêtements d'été me collaient à la peau, mes pieds nus étaient en sang à force de se heurter aux dalles pointues de la route pavée. J'avais faim, j'avais froid, j'étais terrifiée.

Les éclairs se calmèrent, et pendant un instant nous n'étions plus que deux ombres perdus dans la nuit éternelle, dans le pays des démons. Nous étions les spectres parmi les monstres.

Ma mère et mon frère étaient partis devant pour avoir plus de chances de s'échapper. Je ne savais pas où ils étaient, ni de quel côté ils étaient partis, ni même s'ils étaient vivants. L'image de ma mère et mon jeune frère qui n'était encore qu'un bébé morts quelque part dans cet enfer m'était insupportable. J'essayai de la chasser de ma pensée, mais elle ne cessait de me tourmenter. La nuit hurlait contre nous, les bourrasques nous fouettaient le visage, l'averse nous assaillait de mille coups. Nous étions seuls, et pourtant attaqués de tous les côtés en fuyant désespérément un poursuivant invisible.

Nous jaillîmes d'une petite ruelle et enfin nous aperçûmes les portes de la ville, un simple portail de métal. Le visage de mon père s'illumina. C'était notre salvation, notre Salut. Puis tout s'effondra.

Des voix graves indistinguables se mirent à mugir furieusement derrière nous. Tout à coup, une silhouette en cape noire apparut à notre droite. Je poussai un cri aiguë en tombant en arrière : cet être n'avait pas de visage, seulement un sourire abominable qui dévoilait des dents de requin. Un second monstre surgit de derrière le portail ouvert de la ville, deux autres se rapprochaient dans notre dos. Mon père me tira vers une rue étroite à gauche, notre course effrénée reprit. Nous nous faufilions de droite à gauche à des vitesses périlleuses dans les passages les plus étroits. Je comprenais maintenant la terreur que ressent la souris lorsqu'elle se sait pourchassée par le chat.

Je ne me plaignis plus, je n'avais plus faim, je n'avais plus froid, mon seul objectif était de m'éloigner le plus possible des Sans-Visages. Je fis la même erreur fatale que mon père : nous voulions tellement qu'ils perdent notre trace que nous nous perdîmes nous mêmes. Nous nous arrêtâmes devant un mur de pierre, incrédules. Notre malchance s'amassait contre nous. Entouré par des murs solides, mon père se retourna. Je n'osai pas, je savais ce qui se trouvait derrière moi. J'entendais le rire macabre qui annonçait l'arrivée des Sans-Visages. Je tressaillis. Affolée, je me mis à racler et à gratter la pierre du mur avec mes ongles. Soudain, une brique près de mes pieds réagit à mes vaines tentatives, je la poussai vigoureusement. Elle laissa un trou, bien trop petit pour me laisser passer. Je me pressai de regarder de l'autre côté de la barrière, et à ma surprise, je vis le portail de liberté. Nous avions fait un immense cercle ! Les rires se rapprochaient, j'attirai l'attention de mon père sur le trou, et sans parler, il se mit à tirer sur la brique supérieur. La brèche s'agrandissait lentement, nos efforts seraient bientôt récompensés. Les rires étaient tout proches, ils étaient à l'autre bout de l'impasse. D'un coup rude, mon père me poussa par la cavité, et avant que je ne puisse me retourner, reboucha l'ouverture des briques. Il approcha son visage du mur et me chuchota à travers l'espace entre les blocs :

- Cours, Yoruna ! Je te rejoindrai après. Quitte la ville et ne t'arrête surtout pas. N'arrête jamais de courir !

En bonne enfant, je tournai les talons et je me jetai vers le portail comme si j'avais le Diable à mes trousses. Je venais de franchir la porte quand je l'entendis pour la dernière fois, c'était un affreux mugissement d'animal torturé. Je me pressai, les larmes aux yeux me gênaient la vue. Le tonnerre gronda de nouveau tandis que je franchis le seuil de ma ville natale.

Après plusieurs heures de course, je m'effondrai contre un grand chêne vert qui m'abritait de la pluie. Je sanglotai et je hoquetai sans pouvoir reprendre mon souffle.

- Je suis désolée, Papa, j'en peux plus... gémis-je, mes pleurs se confondant avec la pluie, Audacia* nous a abandonnés...

Père m'avait toujours appris que les dieux étaient cléments et justes, et qu'ils protégeaient ceux qui le méritaient. Où étaient-ils à ce moment-là ? Papa ne méritait-il pas de vivre ? Il était pourtant le plus dévoué des serviteurs de notre Grâce*. Alors pourquoi ? Pourquoi nous avoir laissé dans cette misère ? Pourquoi cette injustice ? Pourquoi ?

- Pourquoi ?! rugissai-je au ciel chaotique. Ma tristesse et ma peur s'étaient transformés en colère. Pourquoi nous ?! Ne méritons-nous pas de vivre ?! Avons-nous choisi de naître ainsi ? Qu'avons nous fait de mal sur ce monde à part avoir envie de vivre ?! Pourquoi ?!

En guise de réponse, les nuages gris jetèrent sur mon abri un éclair fulgurant qui l'enflamma, malgré les torrents déversés par l'orage. L'arbre magistral broncha sous son propre poids avant de tomber vers moi devant mes yeux ébahis. Je m'élançai vers la gauche juste à temps, mais une branche mal placée me fouetta le long du côté droit et je heurtai le sol. La douleur m'arracha un gémissement. Je gîs dans la boue, je sentis un filet chaud trancher le long de mon visage glacé : mon œil saignait abondamment... J'avais l'impression d'être devenue une coquille vide : Audacia avait parlé, je n'étais pas censée vivre... J'allai me cacher dans un buisson dense qui étouffait la rage de la tempête et je pleurai. Je pleurai mon père, ma mère, mon frère, ma solitude. Enfin, anéantie et épuisée, je me roulai en boule en entourant mon corps frêle de mes neuf queues douces de renard de la couleur de la neige et je m'endormis. C'est le début de mon histoire.

-- Fin du chapitre --

*Audacia est une Grâce, c'est-à-dire une divinité ayant un domaine de pouvoir attribué, dans son cas, la mort. Elle est chargée d'amener les âmes dans l'au-delà. Il y a en tout sept Grâces sur le monde d'Orphélia, dirigées par la Déesse-Mère éponyme de la planète.

Les p'tits loups ! Bienvenue dans l'histoire de Kitsune ! C'est un de mes personnages préférées de Crimson Soul, et je lui ai fait une histoire intéressante que je n'exploite pas trop dans la série principale, alors je la raconte ici ! J'espère que ça vous plaît !

Crimson CurseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant