Le noir des corbeaux

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Cela faisait bientôt cinq lunes que j'habitais à la maison verte, et je m'y plaisais beaucoup. Mon œil était complètement guéri, mais la pupille était toujours rouge, ce qui m'attirait pas mal de regards de passants quand j'aidais Martha au jardinage, ou que j'accompagnais Jacob au pré pour nourrir le troupeau. La première fois que quelqu'un m'avait vu dans le jardin, j'avais manqué de faire une crise cardiaque : la maison verte était situé juste au bord de la forêt, aux limites extrêmes du village, alors presque personne n'y passait avant la rentrée des classes. Jusque-là, lorsque j'allais dans le jardin, je ne prenais pas la peine de cacher mes queues, alors je me étais précipitée contre un mur dès que j'avais vu passer les enfants avec leurs parents en souriant comme une idiote.

Au milieu de la lune des vents froids* R et Last avaient enfin décidé de me faire faire le tour d'Alamandra. Il faisait froid et le soleil ne sortait que par moments, ainsi je pouvais me promener sans parasol et pas attirer de soupçons en étant trop couverte. Alamandra était un petit hameau très joli situé entre deux collines verdoyantes, envahi de petites fleurs jaunes. Des chemins sablonneux serpentaient à travers lui de long en large, les principaux étaient bordés de saules. Il y en avait aussi un qui s'enroulait autour du village qui servait aux patrouilles et marquait la limite entre la civilisation et la forêt. Mon soulagement, R évita de passer par la scène de l'incident de mon arrivée.

Pendant toute la visite, Last n'arrêtait pas de me prendre la main et me tirer vers la prochaine destination. Tous les villageois la saluaient joyeusement quand ils la voyaient, et elle leur répondait par un "Myahn !" adorable, en souriant jusqu'aux oreilles. Souvent, notre passage s'accompagnait d'un murmure, allant généralement dans le sens de "Regardez, c'est la nouvelle !" ou "Elle est jolie, digne d'un noble" ou encore "Ses yeux sont bizarres !". Quant à R, il les ignorait, et ils semblaient avoir peu d'égards pour lui. Seul le boulanger - un homme chauve d'une trentaine d'années, coiffé d'un chapeau blanc et et arborant un tablier multicolore sur lequel il était écrit "les gros pâtissiers font le meilleur chocolat" - qui avait prévu une quantité industrielle de guimauve à la cerise à son intention, l'accueillit à bras ouverts avec un sourire paternel. Ils étaient des habitués, évidemment.

- Bonjour mes chers enfants ! Comment allez-vous ? Pas de caries, j'espère ? Je ne veux pas perdre mes meilleurs clients ! plaisanta-t-il, préparant déjà une boîte de sucreries aux fruits rouges.

- Bonjour monsieur, deux boîtes de guimauve à la cerise s'il-vous-plaît, dit R, avec sa voix monotone habituelle. C'était la première fois que je l'entendais utiliser des formules de politesse.

- Et une pomme d'amour ! Faut pas oublier ! s'exclama Last, joyeusement. Elle était vraiment très petite pour son âge : elle devait tendre ses bras au dessus de sa tête pour s'agripper au comptoir.

- Tout de suite, mademoiselle ! Mais je vois que vous avez amené une amie avec vous ? C'est la fameuse nouvelle arrivée à l'orphelinat ? Ou R se serait-il enfin mis à s'intéresser aux filles ? se moqua-t-il gentiment en décoiffant les cheveux blancs du garçon, puis porta son regard sur moi. Enchanté mademoiselle ! Vous voulez prendre quelque chose ? Vous êtes aussi amatrice de guimauve ?

- N-Non merci... refusai-je, gênée. J'étais toujours un peu mal à l'aise avec les personnes que je ne connaissais pas, encore plus avec ceux qui faisaient des plaisanteries de ce genre.

- Dommage ! Comment-vous appelez-vous ? me demanda-t-il et tendant la première boîte de guimauve à R.

- Kitsune ! Je m'appelle Kitsune...

- Donc vous êtes bien la nouvelle de l'orphelinat. Je m'en doutais, c'était impossible que R puisse séduire une aussi jolie demoiselle avec ses manières bizarres. Hé hé ! ria-t-il, en voyant la tête que tirait l'intéressé. Alors c'est de vous que ma fille parle sans cesse ! Elle vous voit parfois dans votre jardin en rentrant de l'école. Elle a dit qu'elle vous avait pris pour un ange la première fois ! Elle n'a que cinq ans, ma petite Clear, c'est une vraie petite chipie ! Est-ce que vous voudriez bien venir la voir un de ces jours ? Ça lui ferait tellement plaisir, et vous ressemblez à une jeune fille bien élevée, elle prendra peut-être modèle sur vous. En y repensant, c'est étrange que je ne vous ai pas vue dans le village, c'est la première fois que vous sortez de la maison, non ?

Crimson CurseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant