Balle à blanc

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Les villageois découvrirent les corps — ou plutôt, les restes des corps — du boulanger et de sa femme le matin même, et la rumeur fit rapidement le tour d'Alamandra : la famille Hartmann était morte. Ce jour-là, nous l'avions passé à faire des allers-retours de la cuisine aux chambres avec de l'eau chaude, des bandages, des serviettes pour les blessés.

Le lendemain, R et moi avions la mission de faire circuler l'information comme quoi les enfants avaient réussi à s'échapper au désastre pendant que Last, Martha et Jacob s'occupaient des infirmes. Le travail, bien que simple en apparence, nous prit beaucoup de temps, d'une part à cause du fait que le soleil du printemps m'empêchait de rester dehors pendant des périodes prolongées (mettre ma cape par ce temps assez chaud paraîtrait suspect), et d'autre part parce que personne ne faisait confiance à R, et il fallait que je vienne confirmer auprès de plusieurs individus méfiants. Ils n'avaient pas encore compris que R ne mentait pas s'il n'en voyait pas l'intérêt ? Quel intérêt à dire qu'un mort était vivant ?

Le plus effrayant, c'était quand vint le moment d'aller l'annoncer au chef du village. Je ne sais pas ce qu'il avait, mais je tremblais à l'idée d'avoir à l'approcher. Je me dirigeai vers lui en regardant fixement le sol jusqu'à ce que j'entende sa voix cassée annoncer :

- Si tu as quelque chose à me dire, Saule, dis-le. Et tiens-toi droit, regarde devant toi, si un corbeau t'attaque, ce ne sera pas par terre que tu le verras.

J'obéis aussitôt comme si j'étais tirée par des ficelles. Ses mots me contrôlaient, j'étais sa marionnette. Ses prunelles grises me percèrent tels des lames, il pourrait donner des cours d'intimidation à R... Je tremblotai en articulant :

- J-Je viens vous informer que Onix et Clear Hartmann sont en vie et qu'ils ont été recueillis par l'orphelinat.

- Ils ont vu la mort le leurs parents ? questionna-t-il sèchement.

- Probablement.

- Comment ça, "probablement" ? C'est oui ou non, gamine, ne fais pas l'idiote.

- Je... Nous ne savons pas. Onix a essayé d'aller les secourir puis il s'est évanoui avant de pouvoir nous donner plus de détails, il ne s'est pas réveillé depuis, et Clear est devenue muette ; elle refuse d'ouvrir la bouche, que ce soit pour manger, boire ou parler, déclarai-je en faisant de mon mieux pour m'exprimer poliment.

- Ils ont été mordus ? demanda-t-il brusquement.

- Non, nous les avons examinés de près, ils n'ont que des griffures et des blessures causés par des éclats de verre. Les gérants de l'orphelinat les soignent en ce moment.

- Bien, tu peux disposer, termina-t-il, reportant son attention sur un document qu'il avait dans la main.

Je dus me retenir pour ne pas m'enfuir à toute vitesse. R me rejoignit au bout de la rue.

- Je crois que c'est tout le monde, dit-il.

- Je pense aussi, de toute façon, s'il en reste ils l'apprendront de la même façon qu'ils ont appris leur mort... Dis, tu vas bien ?

- Pourquoi ?

- Le boulanger semblait être le seul humain normal avec qui tu t'entendais... Et tu seras en pénurie de guimauve pendant longtemps, raisonnai-je.

- Pas spécialement, et j'ai fait des réserves de guimauve en prévision de sa mort, m'apprit-il en enroulant sa mèche de cheveux autour du doigt.

- Hein ? Mais il n'est pas mort de causes naturelles, tu ne pouvais pas le prévoir.

- Il allait faire une crise cardiaque dans un mois. Des dépositions de plaque dans l'artère aorte n'est jamais très bon pour la santé. À force d'utiliser le don, les sens s'affinent, je peux parfois déduire les causes de la mort quand la date de celle-ci s'approche. Par exemple, je pouvais entendre les battements irréguliers et trop rapides de son cœur.

- Ah... Ça veut dire que je devrais peut-être m'entraîner à manipuler mes ailes, pensai-je tout haut.

Ça y était, à peine une journée était passée, mais le massacre du boulanger ne me faisait plus d'effet. À force de vivre dans ce village — surtout si on vivait aux côtés de R — on s'habituait rapidement à la mort. Évidemment, sur le coup on pleurait le défunt, mais le deuil ne durait pas plus d'une semaine ou deux. Sous la menace des corbeaux, la plupart des personnes était juste heureuse de ne pas être dévorée.

- Je pense aussi, acquiesça le garçon, À en croire les visions, nous aurons besoin de tes talents lors du combat. Au fait, j'ai quelque chose à te montrer, rentrons.

À la maison, les choses étaient dans à peu près dans le même état qu'on les avaient laissés au matin, sauf que les infirmiers improvisés avaient l'air plus fatigués, Last était endormie au chevet d'Onix, Martha et Jacob essayaient en vain de nourrir Clear. R me mena au salon où je trouvai un énorme livre avec une couverture en cuir posé sur la table basse.

- C'est quoi ça ? m'enquis-je.

- Un livre, répondit R sur un ton idiot.

- Ouah, c'est nouveau, ça ! J'avais jamais vu un livre avant ! ironisai-je, irritée, Qu'est-ce qu'il a de spécial ?

- C'est le registre contenant le nom, le rang et plus important, l'image de chaque soldat enrôlé dans l'armée, même les cadets qui suivent encore l'entraînement.

- Où tu l'as trouvé ?

- Quelque part...

- R... insistai-je avec un sourire.

- Je l'ai pris dans le bureau du commandant, Last m'a aidé et m'a dit de ne pas te dire, avoua-t-il.

- Bien, et pourquoi tu l'as pris ? Tu voulais de la lecture ?

- Nous pourrions trouver le nom de la guerrière qui tentera de te tuer. Tu voulais éviter ce futur, non ? Alors nous pouvons commencer à nous battre.

- Tu crois qu'elle sera là-dedans ? m'étonnai-je.

- Je n'en sais rien, je n'ai pas vu son visage, dit-il simplement, J'ai besoin de toi pour la reconnaître. Si elle est déjà dans ce livre, elle sera chez les cadets encore au camp d'entraînement.

- Bon... On ne perd rien à essayer...

Je m'assis à la table et j'ouvris le livre — qui s'avérait en réalité être un classeur — et je cherchai l'intercalaire "cadets". Les fiches étaient jaunies, certaines à moitié arrachées, là où le soldat était mort. Plusieurs étaient marquées d'un tampon rouge "DISPARU", d'autres avaient des notes extensives sur leurs capacités ou leurs particularités. En tout cas, les registres étaient complets. J'arrivai à un assemblement de pages plus blanches que les autres, les plus récentes. Peu après, je tombai sur un onglet où il y avait gribouillé "les nouveaux". Je fis alors plus attention aux images. Je feuilletai les fiches pendant au moins deux heures. Ce n'est qu'en tournant la dernière feuille que j'émis un soupir frustré.

- Elle n'y est pas.

- Tu es sûre ?

- À cent pour cent. Elle ne se trouve pas parmi les cadets, affirmai-je, confiante, Se pourrait-il qu'elle soit déjà gradée ?

- Impossible, vu son âge quand elle est caporale, si elle est déjà gradée aujourd'hui, ça voudrait dire qu'elle était entrée au camp d'entraînement à l'âge de sept ans. Ça va être plus difficile de la trouver que je le pensais. Mais tu peux t'estimer heureuse qu'elle ne soit pas là. Maintenant tu sais que tu as encore cinq ans à vivre minimum.

Il avait le don de me rassurer, celui-là... Mais il avait pris l'initiative là où je n'aurais rien fait. La bataille contre l'avenir avait commencé, et bien que notre premier tir soit sans impact, les prochains ne manqueraient pas leur cible !

Crimson CurseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant