23

440 124 44
                                    

Quand je restais manger chez Will, des fois, je voyais son frère. Il était toujours avec une fille et passait en coup de vent. 

Sa mère pleurait de ne pas le voir assez. Son père s’inquiétait qu’il tourne mal. Son petit frère le suivait de partout pour être sûr qu’il ne se mette pas en danger. Et moi, dans tout ça je me disais que j’aurais tout donné pour avoir un père comme Monsieur Aba. Jamais je n’aurais pu décevoir un père pareil. J’aurais tout fait comme il faut. Pas un mot de travers. Sage comme une image.

Je me disais que ça devait être reposant d’avoir deux personnes prêtes à vous aimer. Je n’ai jamais compris qu’il puisse prendre tout ça et le foutre à la poubelle comme si ça ne comptait pas. Pour moi, ça comptait, c’est clair. 

Alors très vite, je n’ai pas pu le blairer. Et tenez-vous bien, c’était réciproque. Il passait son temps à lever les yeux au ciel, à me bousculer, ce qui rendait fou Will. Pour lui, je n’étais que l’ami de son frère, un gars chelou, une tapette.

Et puis, je ne sais pas, doucement ça a basculé. Des mots jetés par-ci par-là quand nous étions que tous les deux, des œillades, des choses que nous seuls pouvions comprendre. Avec le temps, on s’est apprivoisés.

Et comme toute chose apprivoisée, c’est vraiment dur de s’en détacher.

Je l’observe, calé contre l’encadrement de la porte. Il n’a pas bougé, est allongé sur mon lit, son téléphone à la main. Il tourne la tête vers moi. J’ai juste envie de m’effondrer. Me blottir contre lui. 

— Tu foutais quoi ?

Je le pousse légèrement pour m’allonger à côté de lui. 

— Je suis juste allé à la boutique de ton père.

Il se lève, manque de tomber en m’enjambant, prend sa veste.

— OK. M’attends pas pour bouffer.

Je me redresse.

— Où est-ce que tu vas ?

Il enfile ses baskets.

— Laisse tomber.

Et referme la porte derrière lui.

A l’instant où il part, les larmes coulent toutes seules. Sauf que j’en ai marre, vous voyez ? Toute cette merde, cette tristesse. Je me force à me remettre sur mes pieds. Je prends mon casque, histoire d’éviter de déranger ma mère et mets la musique à fond. Nina Simone. Sinnerman.

Il n’y a plus d’Oscar pour jouer avec moi, plus d’Alex pour me mettre les nerfs en pelote, plus de Will pour me faire culpabiliser, plus de mère pour ranimer mes angoisses. Et surtout, plus de père dans une tombe. Pas de mort. Pas d’enterrement. Juste moi. La musique. La graaaaaaande Nina. Elle est là, dans la pièce. Elle est immortelle. Dix minutes vingt. Je danse. Je suis traversé par sa voix. Je saute. Je tremble. Tout est trop beau pour pouvoir le ressentir sans être fébrile. Elle me retourne l’estomac. 

Chaque mot est une caresse, un coup de poing. Chaque phrase est un monde, un univers, dans lequel se jeter les yeux fermés, le cœur ouvert. Je frappe des mains. Je tourne.

Je repense aux paroles de Monsieur Aba. Peut-être bien que c’est vrai. Peut-être bien que l’art est une espèce de nécessité pour les inconsolés. 

A cet instant, les yeux illuminés par quelques larmes persistantes, j’ai envie de courir dans la chambre de ma mère. Lui dire qu’on est pas foutus, qu’on s’en est toujours sortis, qu’on s’en sortira. Ça ressemble vachement aux paroles d’un vieux fou qui a un peu trop forcé sur la bouteille avant de monter dans le métro. Et je dis ça en connaissance de cause, il y a vraiment des gens chelous dans le métro, surtout quand on est trop faible pour savoir rejeter ces vieux illuminés.

Confessions d'une tapetteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant