Bonus

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 Monsieur Aba me disait souvent que rien n'était grave tant qu'on avait une bonne musique sur laquelle vivre. On passait des heures dans les allées de son magasin, il fredonnait la graaaaaaande Nina et moi je le suivais. Il me disait : « Tu vois, parfois je suis triste, alors je l'écoute et je pleure avec elle. Ce n'est pas si grave, petit, de pleurer sur de la bonne musique. Parce que tu peux danser aussi. » 

Je crois que je ne comprenais pas trop. C'est pas que j'étais débile, j'ai toujours eu une intelligence incroyable, mais c'est surtout que j'étais trop petit pour capter. 

Enfin bref, j'enlève mes écouteurs, prends une grande inspiration, pousse la porte, et fredonne une petite chanson dans ma tête. Histoire de danser. Danser sur ma tristesse. Peut-être qu'un jour on dansera tellement, qu'on la tuera d'un coup de talons.

— Colin ?

Je souris mais j'avoue, je ne fais pas le fier. Des mois que je ne suis pas venu ici.

Il laisse sa caisse en plan, s'approche, attrape mes épaules avant de me prendre dans ses bras. Et Monsieur Aba, il a ce pouvoir-là ; de vous amener avec lui, de vous prendre par le cœur comme on vous prend par la main et de vous remplir d'amour.

Quand il me lâche, ses yeux me détaillent, puis il lance :

— On revient toujours, hein ?

On se regarde, j'ai plus de musique dans ma tête mais je verrais bien un son mélancolique, l'un de ceux pour accompagner les larmes.

— T'as changé quelques trucs, non ?

Autour de lui, des piles de disques. Partout. Il semble envahit.

— Je n'ai pas vraiment le temps, tu sais. Je reçois, je reçois, mais pas le temps. Ça fait longtemps que Will n'est pas venu me filer un coup de main.

Il parle de Will comme on en aurait parlé l'année dernière. Sans reproche. Sans sous-entendu. Et je me trouve soudainement bête d'avoir pu penser une seule seconde que Monsieur Aba pouvait changer.

Il erre dans les allées, parfois s'arrête, range un peu puis recommence. Indéfiniment. Puis il se pointe face au portrait de la Graaaande Nina. On la contemple, solennel, et j'ai comme l'impression de ne plus faire un mètre quatre-vingt douze. J'ai sept ans, des dents en moins, les mains moites et une coupe au bol à faire peur. J'ai sept ans, pas de père, une mère malade mais un Monsieur Aba fan de Nina Simone qui me montre la vie. La vraie. Celle qui nous dévore, qui nous assèche et nous console.

La gorge nouée par les larmes que je ne verserai pas, je lui dis :

— On a passé tellement de temps ici...

— Et je suis obligé de lever la tête pour te parler, tu imagines ? C'est moi désormais qui paraît tellement petit à tes côtés. Colin, maintenant, c'est à toi de me prendre par la main pour me montrer le monde que vous construisez.

Il sourit.

— Je suis content de te voir, petit. Comment tu dis déjà ? « Je suis foutrement heureux ».

On s'assoit par terre, toujours le regard rivé sur Nina. Je constate aussi que les photos d'Avril ont disparu. Il doit percevoir mon trouble parce qu'il répond à ma question silencieuse :

— Parfois, les choses font tellement mal qu'on préfère vivre comme si elles n'avaient jamais existé.

Mon ventre se la joue catastrophe naturelle à coup de tremblement de terre. Imaginer Will enlever toute trace de moi par ma faute...

— Mais tu sais le pire dans tout ça, Colin ? reprend-il.

Je secoue la tête.

— Ça n'enlève jamais la douleur. Elle reste là.

Il dépose sa main sur son cœur et soupire.

— On ferait n'importe quoi par amour. On irait même jusqu'à se persuader que l'amour n'est plus.

Un silence s'installe. Un silence pendant lequel j'imagine Will tellement mal par ma faute. Un silence pendant lequel je lui en veux de ne pas me pardonner, d'avoir suivi Alex.

— Il va bien ? lâché-je difficilement.

Il secoue mon genou.

— On est toujours un peu triste loin des gens qu'on aime.

— Mais c'est lui qui a voulu tout ça... Enfin je veux dire, je me suis excusé et...

— Et parfois il suffit d'un peu de temps. Un peu de temps pour se rendre compte que fermer les yeux ne fait pas mourir la douleur. Tu sais, ce que tu ne vois pas continue d'exister quelque part. Tu devrais aller le voir.

— Ça fait des mois, Monsieur Aba... Je ne suis pas sûr que...

Il lève les yeux au ciel.

— Arrête tes sottises et va voir William. Crois-tu qu'on puisse enterrer tant d'amitié, tant d'amour ? Tu as tellement peur d'avoir mal que tu préfères fermer les yeux de toutes tes forces et te répéter qu'ils sont déjà morts, tes espoirs. Exactement comme lui. Mais quand vas-tu les ouvrir et commencer à vivre ?

J'essuie du plus vite que je peux une larme tenace. La faire mourir avant qu'elle ne rameute toutes ses copines.

— Enfin, dis-moi plutôt comment tu vas et ce qui t'amène là. Tu ne reviens pas ici après des mois d'absence pour le nouveau best-off de la graaaaaaaaaaaaaande Nina, non ?

Je pourrais lui parler de ce travail de caissier que j'ai trouvé, de ce nouvel appartement avec ma mère, et de ce livre que j'écris. Ou encore de Hugo et de sa faculté à me faire sourire, d'Édith et nos longues après-midi à être seuls à deux, de Mathilde que j'appelle souvent comme une vieille amie, et d'Eliott, bien sûr, qui met un peu de bonheur dans mon cœur. Là c'est sûr que je pourrais lui parler des heures de ses grands yeux, de ses journées toujours trop courtes où je fais son éducation musicale, et toutes ses nuits à regarder le ciel.

Je pourrais lui parler de la douceur. Ou alors lui conter le chagrin d'être si loin de Will, de l'avoir trahi, et c'est vrai, je l'avoue, le chagrin de ne plus avoir de nouvelles d'Oscar. Mais je ne fais rien de tout ça. Je me tourne vers lui, ouvre les yeux, souris à travers mes larmes qui finiront par couler parce qu'il faut bien pleurer un peu, et lui dis :

— On finit toujours par revenir, non ?  

Note :

Je sais, ça fait des mois, peut-être un an ? que Colin est terminé, mais parfois on a besoin de revenir à notre monde de pas grand-chose, se remplir de mots familiers avant de basculer dans un ailleurs. Et ça fait du bien. Colin c'est comme une consolation pour mon cœur.
J'espère que ça vous plaira. Autant que ça me fait plaisir de le retrouver.

Amicalement,
Hana
<33

Confessions d'une tapetteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant