17 novembre

6 2 0
                                    

- Aimé -

« 09 h 10.

A peine éveillé, je m'étais précipité dans la bibliothèque pour choisir un nouvel ouvrage. Je m'étais mis à chercher dans les moindres recoins, dans l'objectif de trouver un livre qui m'intéresserait sérieusement.

Alors que j'arrivais au bout de l'étagère, j'avais aperçu une espèce de pochette qui dépassait. Je m'en étais emparé et, aussitôt, des feuilles avaient recouvert le sol.

Il s'agissait de dizaines et de dizaines de dessins, allant du simple croquis au crayon de papier jusqu'au quasi tableau, les feuilles imbibées de couleurs. De l'aquarelle.

Tremblant presque, je m'étais baissé pour les ramasser un à un. La justesse des traits me laissait sans voix. Il n'y avait aucune trace de gommage, tout avait été fait en une seule fois. Tout était parfait du premier coup.

J'étais resté sans rien faire, contemplant juste les papiers pendant une bonne heure, avant de me décider à, moi aussi, essayer de dessiner. »


« 10 h 45.

- Tu viens ?

Tu avais fait irruption dans la bibliothèque sans toquer ou annoncer ta venue. Précipitamment, j'avais tenté de cacher mes essais – minables. Je croyais que tu n'avais rien vu et t'avais répondu rapidement :

- Non.

- Pourquoi non ?

- J'ai pas envie de tenir la chandelle pendant tout l'après-midi.

Je m'étais senti attaqué et blessé. La bibliothèque, c'était mon espace, je n'imaginais pas que tu puisses venir m'y chercher. J'espérais que non, plutôt, et voilà que tu m'avais, encore une fois, prouvé que j'avais sou-vent tort lorsqu'il s'agissait de toi.

- Allez, viens, on jouera au foot.

Ton regard, suppliant, ne parvenait pas à me faire changer d'avis, borné que j'étais.

- Les filles, ça joue pas au ballon.

- T'abuses. Tu préfères rester là, à lire ?

- Ouais.

- Bon, écoute, viens pas si tu veux, mais tu risques de regretter.

- Je sais que non.

J'aurais dû t'écouter. Juste après ta sortie de la pièce, des remords avaient fait leur apparition et j'étais trop fier pour revenir sur ma parole. J'aurais dû prendre sur moi. Ma peur de décevoir – avais-tu vu mes esquisses catastrophiques ? - avait dépassé mon envie de faire quelque chose avec toi.

De plus, je ne ressentais aucun enthousiasme à l'idée de rencontrer Alice. Tu m'abandonnais pour elle.

Sans la connaître, je ne l'aimais pas. Du tout. »


- Gabriel -

« 11 h 10.

J'avais retrouvé Alice chez elle. Elle m'avait attendu dans le salon, puis nous étions allés dans sa chambre.

Nous nous étions embrassés, longuement, puis caressés, avant de nous déshabiller.

Sa peau chaude contre la mienne, j'étais bien, je sentais le désir monter, grandir. Mon instinct avait pris le relai, et pourtant, lorsque j'étais entré en elle et que du sang était venu tacher les draps blancs, je m'étais écarté brusquement.

Elle n'avait pas compris, ne semblait pas voir tout ce liquide rouge, chaud, visqueux, qui se mêlait au tissu. Moi, je le voyais. Et j'en étais la cause.

Allongée, du sang autour d'elle, je revoyais ma mère le jour de sa mort.

Tremblant, je m'étais rhabillé en vitesse et avais quitté la maison en courant, comme un voleur.

Qu'est-ce que j'avais fait, putain ? »


- Aimé -

« 11 h 30.

Rentré, tu étais immédiatement allé t'enfermer dans notre chambre. Tu semblais complètement perdu, bouleversé. Mais qu'est-ce qu'il avait bien pu se passer ?

Espérant en savoir plus, j'avais toqué à la porte de la chambre. Tu n'avais pas répondu et j'avais pris ça pour un oui. J'étais entré et t'avais trouvé allongé, inerte, sur ton lit, tête dans l'oreiller.

Je m'étais assis sur le mien et t'avais regardé avec de grands yeux. Ton buste se soulevait lentement, d'un mouvement régulier. Tu ne pleurais pas.

- Alors, vous l'avez fait ?

Ta réponse, bien qu'inespérée et tardive, avait le mérite d'exister :

- De quoi ?

- Tu sais très bien.

- Non, pas du tout.

- La fille du fermier, ça te dit quelque chose ?

- Laisse-moi. J'ai du travail.

Tu t'étais relevé et avait quitté la pièce sans rien me raconter, contrairement à mes espérances. Vexé, je ne t'avais plus adressé la parole de la soirée et étais resté dans la bibliothèque à faire des dessins hideux, sautant un repas.

Il n'y avait que toi pour t'en inquiéter, mais je savais qu'a l'avenir ça allait changer. J'allais être le seul à me soucier de moi.

Après ce jour, tu n'étais plus allé à la ferme, n'avais plus quitté la maison de ma tante. Même Alice n'avait pas cherché à te revoir.

Que s'était-il passé ? J'aurais tout donné pour avoir la réponse à cette question. »


« 22 h 45.

Depuis un moment déjà, une question refusait de quitter mon esprit.

Tu n'avais pas voulu m'adresser la parole, mais je m'étais dit que je n'avais pas le choix. Pour que tu me parles de ce qu'il s'était passé, je devais d'abord te mettre en confiance. Je devais te montrer que je n'avais pas tant changé que ça, que je ne m'étais pas totalement légumifié.

- Je peux te poser une question ?

Silence.

J'avais inspiré profondément pour me donner un peu de courage. Lorsque tu étais fâché contre moi, j'avais plus de mal à te parler, ayant peur de ta réaction, très souvent imprévisible.

- Quand on partira... On n'aura plus aucune trace l'un de l'autre.

- ...

- Je me disais, on pourrait faire une espèce de journal où on marquerait nos journées ?

- C'est nul.

Ah.

- A ce niveau-là, autant écrire des lettres.

- Alors... On pourrait s'écrire des lettres, toi et moi. On se raconterait nos journées, sauf qu'on le ferait dans un carnet. Et quand la guerre sera finie, on les échangera pour que l'autre puisse lire.

Tu t'étais relevé et avais plongé tes yeux dans les miens.

- Tu le penses sérieusement ?

- Oui. Tu... Tu serais d'accord ?

Tu avais réfléchi pendant une dizaine de secondes – autant dire que ça m'avait semblé une éternité -, avant d'énoncer tes conditions :

- On doit dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

- D'accord.

- On inscrit l'heure et la date.

- D'accord.

- Ça sert à rien d'écrire du vide, alors on écrit que quand on a quelque chose à dire.

- D'accord.

- On commence l'après-midi du jour de notre rencontre.

- D'accord. »

AiléOù les histoires vivent. Découvrez maintenant