1er décembre

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- Aimé -

« 20 h 15.

Pour être arrêté, je devais suivre une stratégie assez simple : me faire passer pour un homosexuel. Mon père disait tout le temps que les miliciens étaient les nazis français. Les nazis tuaient les homosexuels, alors j'avais supposé que Marcel se ferait un plaisir de m'arrêter s'il voyait que je ne correspondais pas à l'image qu'il voulait avoir de moi.

Si le fils était aussi endoctriné que le père, ça allait fonctionner, c'était une certitude. À peine allais je essayer de l'embrasser que j'allais déjà être dans une camionnette en direction de la gare la plus proche.

C'était exactement ce que je voulais.

Je connaissais les risques, je savais que je pouvais mourir un nombre de fois incalculable avant d'atteindre le camp. Mais je te revoyais encore et encore, repassais dans ma tête tous mes souvenirs de toi, fier, droit, loyal. J'allais être comme toi, courageux, et j'étais convaincu qu'il suffisait d'y croire pour survivre.

Vous alliez être fiers de moi. »


« 20 h 30.

Le soir même, j'étais donc allé dans la chambre de Jean. Arrivé, je m'étais assis sur son lit pour être sûr d'attirer son attention (il fallait dire que les grincements à ce moment-là auraient réveillé un mort).

Il s'était tourné vers moi avant de me fixer de ses yeux – quels yeux ! -, sans esquisser le moindre geste, comme s'il avait peur que je m'enfuie.

- Ça va ? avais-je demandé.

Je n'étais pas très fort pour faire la conversation, mais j'espérais qu'il allait se rapprocher de moi un peu, sans quoi je ne pourrais rien faire.

- Heu, ouais...

Son regard s'était détourné. Il regardait la porte, pas moi, et j'en déduisais, assez facilement, qu'il voulait que je sorte. Bon. J'allais devoir attirer son attention autrement.

- Tu lis, des fois ?

- Ouais.

- Tu lis quoi ?

- Du Victor Hugo, du Zola, du Baudelaire. Les classiques.

Silence.

Je sentais que je m'embourbais, et pourtant je m'acharnais, voyant toujours la lumière au bout du chemin, celle qui me signifiait que tout n'était pas totalement perdu.

- Tu fais quoi, quand tu es seul ?

C'était lui qui m'avait posé la question. Il ne me regardait toujours pas mais, cette fois-ci, je n'avais plus l'impression de déranger.

- Je pense.

- Tu penses à quoi ?

- À la guerre. À son issue. À ce que je ferai, après. Et toi, tu fais quoi quand tu es seul ?

- Pas grand-chose non plus. Souvent, je lis, mais comme j'ai lu tous les livres de ma bibliothèque, j'en emprunte à mon père.

Nous y voilà. L'antisémitisme. Le fascisme. Le pétainisme. Tout cela faisait partie de l'idéologie des adeptes de la Milice, avec encore de nombreuses autres choses. J'étais certain que, vue sa tête – même s'il ne faut, je sais, pas juger un livre à sa couverture -, son père ne lisait rien d'autre que des programmes miliciens et des discours nazis.

- Ça t'intéresse, la politique ?

- Non. J'aime pas ça. Mais quand je m'ennuie, c'est toujours mieux que rien.

- C'est vrai.

Je m'étais allongé dans la largeur de son lit, mes pieds pendant contre le parquet soigné. Jean s'était levé et s'était installé à côté de moi, dans la même position que la mienne. Je pouvais l'entendre respirer.

Je ne savais pas grâce à quel courage, mais ma main avait saisi la sienne. Il n'avait pas bougé. Alors je m'étais relevé pour mettre mon visage face au sien. Je m'étais senti rougir furieusement, mais n'avais pas toujours pas esquissé le moindre geste. Lui non plus.

Ma tête était descendue légèrement, doucement, petit à petit, pour qu'il puisse me repousser. Seulement, il ne l'avait pas fait.

Au contraire.

Alors que mes lèvres étaient à quelques centimètres des siennes, il avait mis sa main derrière mon cou pour m'attirer à lui. Nos lèvres s'étaient rencontrées. Ça m'avait fait bizarre et j'avais dû retenir un petit cri de surprise.

C'était la première fois que j'embrassais quelqu'un - si on exclut les années de la petite enfance où l'on cherche à imiter les grands -, et il s'agissait, indéniablement, d'un garçon. D'un beau garçon.

Il avait maintenu la pression pour garder nos lèvres collées quelques secondes, puis m'avait repoussé doucement.

- Aimé, avait-il soufflé. J'aime bien ton prénom.

Et il m'avait souri, d'un sourire qui n'avait rien à voir avec celui de son père, un sourire qui n'avait rien de celui d'un milicien.

Un sourire magnifique. »


- Gabriel -

« 20 h 45.

Le milicien ne nous avait toujours pas donné de tes nouvelles. Nous commencions à nous poser des questions, mais n'étions pas inquiets pour autant.

Ton père savait que, si tu avais été arrêté, des collègues à lui chercheraient à le joindre pour l'en informer.

Il n'empêchait que tu commençais à me manquer. Ici, tous les hommes étaient forts et jeunes, mais la plupart d'entre eux n'avaient pas rejoint les maquis pour une cause politique mais pour fuir le S.T.O., le Service de Travail Obligatoire, qui s'était étendu à tous ceux ayant entre dix-huit et cinquante ans.

Certains me paraissaient pathétiques. Ils répétaient sans arrêt que leur vie d'avant leur manquait.

Auraient-ils préféré aller en Allemagne ? Fabriquer des armes pour tuer des français ? Contribuer à l'effort de guerre allemand ?

Même moi, je prenais conscience des enjeux de cette guerre et de l'importance que nous, la Résistance, avions. Nous luttions contre l'occupant mais nos actions permettaient aussi de redonner de l'espoir à ceux qui l'avaient perdu. »

AiléOù les histoires vivent. Découvrez maintenant