26 novembre

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- Aimé -

« 11 h 45.

Une semaine s'était écoulée depuis mon arrivée. Comme prévu, cette semaine avait été d'une lenteur abominable. J'avais la stricte interdiction de sortir. Seuls quelques appels brisaient la monotonie lugubre de mes journées. Ç'avait été le cas de celui de ton père, qui avait appelé pour m'informer que vous étiez ensemble. Je t'avais envié, beaucoup.

Ici, comme prévu, je n'avais rien à faire. Sans matériel pour dessiner, j'avais lu les quelques livres qui se battaient en duel. Du Maupassant, du Rabelais, un ouvrage de Voltaire. Pas grand-chose, en fait.

Si, la nuit, je ne pouvais m'empêcher de me poser des questions sur ce que toi tu faisais et que mon sommeil était agité par des cauchemars à répétition, les pires moments restaient les repas.

Pendant ceux-là, la famille était réunie au complet, sans aucune exception (les deux fils, la mère et le père-pétainiste-milicien). Si une dizaine de collègues miliciens n'étaient pas invités pour s'occuper de l'éducation du fils aîné (et de la mienne, par la même occasion), c'était le père lui-même qui s'en chargeait, rappelant l'importance de la collaboration.

Il déblatérait avec passion des clichés sur les Juifs, les femmes, les noirs, les homosexuels, les handicapés, les communistes, les résistants... Un peu sur tout et tout le monde. Pour montrer que « il savait », il lui arrivait de caler, au milieu d'une conversation, des extraits de discours nazis - en allemand. Quelle langue affreuse.

Il représentait le parfait sympathisant nazi, le petit français devenu une caricature de lui-même et qui semblait encore si sûr de la victoire du IIIème Reich, là où tous priaient pour sa chute.

Le premier jour, j'avais cru que j'allais exploser. Comment garder toutes ces critiques, toute cette haine qui grandissait en moi ? Je me sentais métamorphosé en cocotte-minute.

Heureusement, j'étais parvenu à me contenir, sans quoi j'aurais été mis à la porte sur-le-champ, si je n'avais pas été tué par un Luger P08 fraîchement astiqué.

Le fils aîné subissait ça chaque jour depuis plusieurs années, ce qui m'avait permis de relativiser. Je n'arrivais pas à savoir ce qu'il pensait. Lorsque le milicien lui demandait son avis sur tel ou tel sujet, il répondait comme son père aurait répondu, en énumérant les clichés qu'on lui répétait jusqu'à en devenir fou, sans pour autant citer quelque nazi que ce soit.

Le garçon en question était assez beau – rien à voir avec son père. Son visage aux proportions bien respectées était hâlé et ses cheveux m'avaient rappelé les tiens, détenant la même couleur mais étant lisses et entretenus avec beaucoup plus de soin. Au centre de son visage, vers le haut, s'ouvraient deux yeux vert émeraude à couper le souffle, pareils à deux pierres précieuses dans lesquels brillait un mélange de malice et d'intelligence. »


- Gabriel -

« 22 h 30.

Je n'aurais pas pu rêver d'un meilleur refuge.

Nous quittions le chalet le matin, du pain, du fromage (ce que nous permettait la guerre) dans notre sac à dos pour le déjeuner. Nous passions nos journées dehors, rejoignions des maquisards et suivions leurs entraînements – enfin plutôt moi, ton père supervisant ceux-ci et criant des encouragements ou des reproches. « Tu dois tenir ton fusil comme ça, non, le bras plus haut ! » « Allez ! Du nerf ! Vous préférez être ici ou travailler en Allemagne ? »

Pas besoin de te faire un dessin.

Le colonel m'avait expliqué que, parmi les résistants se mélangeaient tous types d'idéaux politiques et religieux (bien qu'ils ne soient généralement pas dans le même réseau). Ainsi, il y avait des résistants de gauche, d'extrême gauche (communistes), de droite et d'extrême droite (maurrassiens ou monarchistes, par exemple) et même des réseaux de résistance juifs. J'avoue avoir été surpris.

Je ne vais pas te mentir, malgré ma participation aux formations, me battre m'était formellement défendu. Par contre, ton père m'avait autorisé à porter une arme et à apprendre à la manier. Sans, en cas d'attaque, j'étais certain de mourir.

Par contre, une tâche bien précise m'avait été attribuée. Dès qu'un maquisard était grièvement blessé – trop pour les soins que nous pouvions lui attribuer là-haut -, je courais en direction de l'unique pharmacie du village. 15 minutes en courant à l'aller, 25 en marchant vite au retour.

Il me suffisait de demander un tube de crème dentifrice, et la pharmacienne savait de quoi il s'agissait. Elle fermait aussitôt, prétextant une migraine soudaine, des travaux de rénovation - n'importe quoi -, et me suivait.

J'avais croisé bon nombre d'allemands mais n'avais été amené à en tuer aucun. Pour l'instant. Je comptais bien en découdre. Cette guerre n'était pas la mienne, mais elle l'était devenue.

Je n'avais pas le courage d'écrire plus, épuisé par la longue journée. J'avais laissé tomber l'ouvrage pour sombrer dans un sommeil sans rêves. Je n'avais même pas pris le temps de me changer. »

AiléOù les histoires vivent. Découvrez maintenant