5 - Les ordres (2/3)

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La petite troupe s'éloigna et leurs rires ponctuèrent les crissements des chaussures dans le fin gravier de l'allée.

— Loin des yeux, loin de la vindicte, se moqua la jeune peintre.

Melinah n'aurait pas mieux dit : la baronne l'avait soustraite aux yeux de la vicomtesse dans le but d'éviter tout nouveau défi. Le poids des contraintes s'effaçait au fur et à mesure que les silhouettes s'estompaient.

— Je suis Daphné, annonça l'inconnue, la nièce d'Adélaïde. Tu ne me reconnais pas ?

— Désolée, je ne me souviens pas.

— Quand je donnais des cours à ta mère, et à toi, intervint sa tante, elle venait de temps en temps et jouait avec Perrine, qui a le même âge qu'elle.

Jouer ? La salle de jeu, aux belles tentures vertes, se matérialisa dans l'esprit de Melinah, les fausses explorations avec son frère et sa sœur, les rires... et le hurlement de Perrine, lorsque lsmérie s'était écroulée après avoir lu... après avoir lu...

Du rouge, du noir tachèrent la scène, ces couleurs de la douleur et de la mort effaçaient le passé joyeux. Melinah respira profondément avant de secouer la tête. Adélaïde et sa nièce affichaient des sourires penauds, elles avaient dû noter son malaise. Daphné fut la première à réagir :

— Puisque nous nous retrouvons, aimerais-tu peindre ?

Ses yeux mordorés pétillaient, sa peau luisait d'un éclat aussi doré. Melinah éprouvait une étrange envie de se réchauffer à sa douceur ou de toucher la fossette sur son menton. Que lui arrivait-il ? Elle détourna brusquement le regard pour rompre l'enchantement et opina. Un chevalet, une table et des gouaches se matérialisaient comme par magie entre les deux femmes.

— Cygnes sur le plan d'eau, ou péronnelle en flirt ? Que choisis-tu ?

Daphné avait murmuré afin que sa tante ne l'entende pas. À quelques pas d'elles, un étang aux eaux turquoise servait d'écrin à un couple de cygnes blancs. Quant à la péronnelle, il s'agissait d'une noble assise sur un banc en train de jouer avec un éventail face à un soupirant.

— Je te... vous laisse les amoureux, et je prends les cygnes, proposa Melinah.

Le tutoiement avait failli franchir ses lèvres, alors qu'elle le réservait à sa famille. L'ambiance chaleureuse du groupe d'artistes expliquait peut-être le phénomène. Bien que concentrés sur leurs œuvres, les peintres n'hésitaient pas à s'échanger des conseils ou leur point de vue souvent en se chamaillant comme des enfants.

Cette attitude ne conviendrait pas à une demoiselle de la bonne société.

Melinah se rangea à son éducation et entama son tableau. Elle traça d'abord une esquisse au crayon de son sujet : un saule pleureur déversait ses branches au-dessus des oiseaux, créant un jeu d'ombres et de lumière sur le plumage immaculé. Ses coups de pinceau légers de bleu et de jaune saisirent le vert des fines feuilles de l'arbre par juxtaposition, puis se firent plus lourds pour l'étang et le ciel.

— Ajoute un peu plus de rouge sur l'eau au niveau de l'ombre des cygnes, cela donnera de la profondeur, lui suggéra Adélaïde.

D'autres conseils suivirent que Melinah appliqua pendant une heure : elle devait peindre rapidement pour ne pas perdre la lumière voulue sur le sujet.

— Pas mal, la complimenta Daphné une fois la séance terminée, tu as réussi à capturer le principal.

— Il reste encore beaucoup par rapport à vous, et j'avais une scène plus simple.

La péronnelle en flirt resplendissait au soleil, presque plus que réelle que son modèle. Aucun détail ne manquait depuis les petites fleurs jaunes sur la robe blanche, dont une brise soulevait les volants, jusqu'à l'intérêt dans les yeux gris du prétendant.

Quand Daphné éclata d'un rire cristallin, des milliers d'aiguilles s'enfoncèrent dans la peau de Melinah. La torture lui parut pourtant agréable.

— Je peins tous les jours, clama la jeune femme, mais tu pourras finir ton tableau chez toi. Il ne te reste pas grand-chose.

— Je ne peux pas me promener avec !

— On te le livrera où tu le souhaiteras.

Melinah s'en réjouit, ce tableau représentait sa meilleure réussite.

— Tu pourras prouver ton talent à la Terre entière, enchaîna Daphné, surtout, à ta baronne et à cette vicomtesse. Comment acceptes-tu de te prêter à leur jeu ?

La question lui transperça le cœur. Néanmoins, elle rétorqua sans hésiter :

— Je dois retrouver mon rang, l'honneur de ma famille.

— Aucun but, aussi louable soit-il, ne devrait réclamer de tels sacrifices.

— Excuse sa langue bien trop pendue, gronda Adélaïde.

La tante lançait un regard d'avertissement à sa nièce, mais les propos de la jeune peintre n'avaient pas offensé Melinah. Ils prouvaient que Daphné ne rejetait pas son rêve, alors que la même phrase chez Perrine signifiait un reproche lourd.

— Certaines situations peuvent nous dépasser, confia-t-elle. Je vous rassure, c'est très rare, la baronne Depikok me traite avec gentillesse.

— Ce mot existe dans leur vocabulaire ?

— Daphné ! Notre rémunération dépend d'eux, un peu de respect.

— J'ai l'impression d'entendre Perrine, pouffa Melinah.

— Tant mieux si cela te redonne le sourire. Tu es très belle. Pourrais-je... pourrais-je te peindre un jour ?

Une rougeur colorait les joues hâlées de Daphné, et ses taches de rousseur brillaient telles de petites étoiles sur un écrin de velours. Ses mains, en l'air, semblaient déjà croquer son portrait.

— La plus belle de toutes les invitées à ce pique-nique, lança un nouveau venu.

Oreste !

L'arrivée de son potentiel fiancé ne l'enthousiasma pas, elle mettait fin à sa parenthèse avec les impressionnistes. Étonnant. Melinah reprochait assez à Perrine de rejeter la noblesse, de préférer une vie simple au milieu des artisans ou des pilotes étudiants.

J'ai pu être moi-même, sans devoir maîtriser mes émotions chaque seconde.

Sur cette explication logique, Melinah présenta Oreste et prit congé des deux femmes à regret.

— Ma porte t'est grande ouverte, lui offrit Adélaïde.

En revanche, la gêne et l'envie de lui parler se disputaient dans le regard d'une Daphné silencieuse. Il formait d'étranges vagues en fusion, la captivait, l'hypnotisait. Puis la jeune peintre rompit leur échange visuel et un frisson parcourut Melinah.

— Excusez-moi, je vous cache le soleil, déclara Oreste en se décalant.

Elle attrapa le bras qu'il lui présentait et ils remontèrent l'allée des métiers vers le château. Quand Oreste croisa un sentier, il s'y engagea.

— Dépêchons-nous, la reine a souhaité nous voir.

La reine ?

Pour une poignée de steamglas T1 : Déchéance et engrenagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant