3 - Des hôtes de marque (2/3)

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La trêve avait régné dans le manoir du marquisat Debeauciel tout le reste de la journée, et Perrine s'était régalée de cailles aux figues et olives, sur nid de riz complet, en écoutant les potins sur la cour. Sa tante avait raconté :

— Pendant un spectacle de jongleurs, une balle a glissé sous la jupe de notre bigote duchesse Derida et lui a tant frappé le postérieur, qu'elle est tombée à genoux, tremblante, au sol.

— Dieu me punit, Dieu me punit, je me repends ! avait imité leur oncle d'une voix aiguë, mains jointes et cheveux dressés.

— Et elle s'agenouille deux fois plus souvent à l'église.

— Vous exagérez, ma tante, était intervenue Melinah. Ses enfants lui ont expliqué la vérité et madame Derida prend garde à ne plus se mettre de dos aux artistes.

— Je suis trahie par les miens !

Maintenant, les cahots de la route secouaient Perrine, assise face à Arthus dans une voiture fermée que tiraient quatre alezans. Les nobles et les bourgeois évitaient autant que possible l'emploi du charbon afin de préserver leur montagne, les carbocabs restaient donc le privilège du peuple.

Les chevaux ne survivraient pas longtemps dans les rues polluées.

Où se rendaient-ils ? Son oncle et sa tante n'arrêtaient pas de décrocher des sourires mystérieux depuis qu'ils étaient tous montés dans l'hippomobile. Exaspérant ! Et impossible de se repérer dans la nuit : les nuages, naturels, étaient devenus les complices de cette escapade.

Il ne restait plus à Perrine que les souvenirs et l'analyse.

La lignée Debeauciel, dont étaient issus son oncle et son père, représentait une des plus anciennes de Nébelisse. Sitôt que la pollution avait commencé à persister sur la plaine, les nobles avaient rejoint les montagnes du sud, les plus éloignées de l'exploitation du charbon, et les bourgeois le nord. La mer d'Oustrand les séparait à l'ouest, la source de la rivière de Lowat et la brèche de purification à l'est. L'installation des différents domaines avait logiquement suivi le rang de chaque famille.

Or, la voiture roulait vers le sud et non la mer. Perrine avait reconnu l'embranchement au portail qui délimitait le marquisat Debeauciel et noté la direction prise par le cocher.

Chez qui, son oncle et sa tante acceptaient-ils de se déplacer à une heure aussi indue ?

Un duché ou une duchesse.

Ce statut avait surgi dans l'esprit de Perrine, et plus le temps s'égrenait au milieu des secousses d'une route en terre, plus son idée se confortait. Quant à en déterminer le motif, autant chercher une paille dans une botte de foin. Néanmoins, elle donna un coup de pied à Arthus et le questionna des yeux. Son frère grimaça un non.

Cette partie de tarot tournait en sa défaveur.

Bon gré, mal gré, Perrine se cala au mieux dans le siège rembourré, remonta la couverture qui glissait de ses jambes et se contenta de fixer la forêt qui se découpait en ombre chinoise sur les nuages.

Une secousse plus forte faillit la projeter au sol, Arthus lui évita cette déconvenue.

— Te serais-tu endormie ? la taquina-t-il.

— Je comptais plutôt les moutons.

— Et pas les aérocabs ?

Avant qu'elle ne puisse riposter, leur tante les invita à descendre au plus vite de la voiture. Leur hôte n'aimait pas les personnes non ponctuelles.

Dehors, entre deux nuages, la lune dévoilait un manoir à un étage, plus petit que celui du comté Debeauciel.

Me serais-je trompée, ou le cocher ?

Elle élimina la seconde option : son oncle et sa tante n'affichaient pas d'agacement. Quand ils se dirigèrent vers l'entrée, suivie de Melinah, Perrine leur emboîta le pas avec Arthus.

— Tu as une idée où on se trouve ? lui souffla-t-elle.

— Pas la moindre du monde.

La réponse lui fit regretter de ne pas avoir attaché ses dagues à son poignet, puis elle réalisa la bêtise de sa réflexion. Sa famille savait ce qui les attendait, en jouait même.

De toute manière, je suis en manche mi-longue.

Quant à sa robe d'été à volants, brodée de minuscules fleurs émeraude, sage et élégante à la fois, elle détonnait avec le bâtiment austère, pourvu d'étroites fenêtres à meneau. Perrine le data entre le XVe siècle et le XVII. Les manoirs actuels ou réarrangés en possédaient de larges pour un maximum de lumière, et leurs décorations encourageaient les invités à entrer, non à les effrayer.

Lorsque les deux battants en bois s'ouvrirent, leurs gonds ne grincèrent pas.

Bien entretenu, donc, utilisé.

Le serviteur qui leur demanda de le suivre n'indiqua pas plus à Perrine l'identité du ou des propriétaires : aucun signe distinctif n'ornait sa livrée sombre. Ils montèrent un escalier face à eux, puis tournèrent à gauche. Chaussures et bottines claquaient contre les larges dalles usées par le temps, et le son se répercutait sur les murs nus du couloir, que des torches éclairaient à intervalles réguliers.

— Pas d'électricité, peut-être pas d'eau courante, peu mieux faire comme villa de vacances, murmura Perrine à Art.

Sa voix rauque porta plus qu'elle ne l'imaginait, ce qui lui valut un regard désapprobateur de Melinah. Heureusement, la fin du mystère approchait.

Le serviteur s'arrêtait devant une porte.

Il les laissa entrer, après avoir récupéré leurs capes, et referma derrière eux. Perrine s'immobilisa dès qu'elle posa un pied à l'intérieur : aurait-elle franchi un seuil temporel ou spatial ? La salle, en fait un salon carré, n'avait plus rien à voir avec le hall du manoir. Des tentures colorées ornaient de larges baies ; des tableaux aux scènes champêtres, que des appliques électriques mettaient en valeur, égayaient les murs en pierre de taille ; d'épais tapis couvraient le dallage ; et un feu brûlait dans l'imposante cheminée.

La douceur après l'austérité, la chaleur avec l'accueil froid.

En revanche, les velours mauves brodés de lys blanc sur les fauteuils intriguèrent Perrine.

Les armoiries de...

— Bienvenue dans cette humble demeure  que notre cousin, le duc Desirius, nous prête pour nos parties de chasse en toute intimité.

Perrine eut l'impression que son cœur avait cessé de battre, que son corps s'était transformé en automate. Son mouvement fut saccadé quand elle se retourna.

— Majestés, répliqua sa famille en chœur.

Car le roi Mouhsin et la reine Amaranthe Desyrma les recevaient sans les membres de la cour. La jambe de Perrine se plia d'elle-même, alors qu'elle se joignait aux salutations.

— Relevez-vous, mes amis, et laissons le protocole à l'extérieur.

Pourquoi nous ont-ils invités ?

Pour une poignée de steamglas T1 : Déchéance et engrenagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant