6 - Nouvelles règles (1/3)

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Arthus posa un canotier sur ses cheveux auburn, attentif à l'image que lui renvoyait la psyché dans sa chambre. Son costume brun par-dessus une chemise blanche n'était ni pas assez ni trop élégant. Surtout, les renforts en cuir et laiton du coude au poignet, ainsi que la sacoche d'outils à la ceinture de son pantalon, indiquaient sa spécialisation d'artisan.

Je suis fin prêt !

Son cœur battit plus vite. Il s'inscrivait au concours d'ingénieur en automates, organisé par ministère de l'Industrie et du Commerce tous les ans... en autodidacte. Arthus n'avait pas le choix, puisque sa scolarité avait eu lieu au marquisat Debeauciel et non dans un lycée, à la suite de l'agression d'Essam Devildiur sur lui-même et Perrine.

Je l'avais mérité, petite sœur, mais je n'ai jamais osé te l'avouer, se murmura Arthus avec un frisson.

Deux bras en croix dans une nuit d'hiver pluvieuse surgirent dans sa tête. Le pyjama blanc rayé sous le peignoir ouvert accentuait l'effet spectral du corps. Un regard désespéré accrochait le sien, qui le suppliait de le sauver... avant de basculer en arrière. Pour toujours.

Un froid glacial saisit Arthus. Jamais, il n'oublierait cette abominable image, la dernière du meilleur ami d'Essam Devildiur. Elle le hantait dans ses cauchemars, elle le hantait dans ses rêves.

Il ne parvenait même pas à mettre le mot sur l'acte.

Il n'était qu'un lâche.

Un miaulement le ramena au présent. Rouquin. Le chat de la maisonnée se frottait contre ses jambes et enroulait sa longue queue jusqu'à son genou. Avait-il perçu sa souffrance ?

Impossible, ce n'est qu'un automate.

Un automate plus autonome que tous ceux qu'Arthus avait fabriqués : le félin vivait à sa guise et se couchait sur sa recharge quand il le voulait. Son faux poil roux dissimulait de minuscules plaques de cuivre, lui conférant des mouvements naturels. Quoique libre, le chat ne posait jamais le bout d'une de ses pattes blanches dans l'atelier. Il fuyait les attentions des clients. Sa pièce préférée demeurait la chambre d'Arthus, comme si la couleur verte des murs l'attirait, à moins que ce fût l'épais édredon sur le lit.

J'approuve ton choix. Perrine n'en a pas un aussi gros.

Quand Arthus le caressa, ses ronronnements réchauffèrent son cœur, chassèrent la tristesse dans son âme. L'excitation de son inscription reprit possession de son corps. Il attrapa le chat automate et le déposa dans un panier en osier.

— Parfait pour un voyage confortable, et tu m'aideras à prouver mes compétences au ministère.

Les paupières de Rouquin se fermèrent une fois sur ses yeux céruléens et le félin se lova dans les coussins. Arthus rabattit le couvercle, puis sortit de sa chambre.

— Je pars, Emma, à ce soir ! cria-t-il, tandis qu'il descendait l'escalier vers l'atelier.

— Soyez prudent, monsieur, les rues ne sont jamais assez sûres de nos jours, surtout pour vous qui ne quittez pas souvent le plateau.

La servante-cuisinière adorait les materner, lui et Perrine, comme Louise, la gouvernante au comté Debeauciel, autrefois. Son service représentait une entorse à leur train de vie, mais Emma leur libérait un temps précieux. D'ailleurs, elle n'hésitait pas à travailler chez plusieurs artisans autour d'eux. Tout le monde y gagnait.

— Ne vous inquiétez pas, je prendrai un aérocab, rétorqua-t-il.

Perrine l'avait exigé, et il ne comptait pas la décevoir.

Quand il mit enfin un pied à l'extérieur, quelques langues de brouillard grisâtre l'accueillirent. Ils s'accrochaient à la vingtaine de maisons aux façades colorées, impuissantes à provoquer une toux, assez puissantes pour dissuader des clients potentiels. Ses amis artisans en profitaient pour nettoyer leur jardin, arranger les présentoirs, et ajouter des décorations. La noblesse, comme la bourgeoisie, devait se sentir chez elle et ouvrir grandes leurs bourses.

— Bonne chance, Art, entendit-il sur son chemin. Tu nous raconteras à ton retour autour d'une bière, et n'abime pas ton beau costume.

Arthus acquiesça avec un pincement au cœur. S'il réussissait à prendre le poste d'un ingénieur en automates, sa vie pourrait l'emmener dans le quartier des lynx, réservé à la petite bourgeoisie, loin de ses amis. C'était son plus grand regret, tant l'ambiance du plateau le comblait.

Il me suffirait de continuer avec mes jouets.

Il suffirait.

Seulement, Arthus aurait l'impression de trahir son avenir. Si Perrine et Melinah avaient rejeté leur souhait d'origine, la première à cause de leur père, la seconde de leur mère, lui poursuivait le sien. Le sort de leurs parents ne devait pas avoir d'emprise sur ses choix, estimait-il.

Ou, au contraire, je respecte leur mémoire ?

La contradiction l'arrêta une seconde, puis il se secoua : son aérocab partirait sans lui s'il arrivait en retard. Cette entorse à ses dépenses lui assurait un transport rapide et moins risqué à son asthme.


Pour une poignée de steamglas T1 : Déchéance et engrenagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant