3 - Des hôtes de marque (1/3)

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Au milieu de sa famille, dans le parc agrémenté de fontaines et parterres fleuris à l'anglaise, Perrine s'éventa une énième fois de la main en maugréant. Si d'habitude, le soleil représentait son allié ; aujourd'hui, elle rôtissait tel un poulet sur sa broche. Même sa capeline en paille l'avait abandonnée.

La faute à ce maudit corset.

La femme de chambre appliquait les consignes de sa tante, la marquise Debeauciel, et avait serré au maximum les lacets. Que sa « victime » s'évanouisse ou périsse asphyxiée importait peu. Les ordres étaient les ordres.

Cependant, Perrine ne se plaindrait pas : Melinah jouait au croquet, aussi fraîche qu'une rose au matin dans sa robe orangée qui mettait la couleur marron de sa peau en valeur. Son aînée avait gagné la première partie et menait la seconde. Arthus la suivait de peu, leur oncle en troisième, absolument pas gêné par son embonpoint ou la chaleur, et elle-même bonne dernière. Sa lamentable performance ne passait pas inaperçue à la maîtresse, qui s'éventait sous un large parasol.

— Concentre-toi sur ton jeu. Les jeunes hommes de nos jours n'apprécient guère les bécasses.

— Surtout ceux du peuple, nourrir une bouche inutile ne se conçoit pas, se moqua-t-elle.

— Perrine ! s'offusqua Melinah. Ne parle pas ainsi à notre tante.

Alors qu'elle s'apprêtait à riposter vertement, le regard attristé d'Arthus capta le sien. Lui qui se démenait pour conserver un minimum de bonnes relations dans la famille ne méritait pas qu'elle détruise ses efforts. Autant employer une autre méthode pour s'imposer.

Comme gagner à ce foutu jeu !

Perrine tapa dans sa boule, laquelle trouva son chemin sous l'arceau. Son succès l'encouragea et elle poursuivit ainsi jusqu'à rattraper sa sœur au quatrième obstacle. L'occasion de « croquer » ne lui échappa pas, ce qui obligeait Melinah à partir à la recherche de sa boule derrière un bosquet de fleurs, sous les applaudissements de ses adversaires.

— Quand tu veux, tu peux, commenta son oncle en riant. Nous finirons par te trouver un bon parti.

Ils m'ont manipulée ! 

— Avec tout le respect que je vous dois, je ne vois pas comment. Le déshonneur brille au-dessus de nos têtes en lettres dorées.

— Nous en reparlerons, intervint sa tante, mais Melinah a toutes ses chances d'y parvenir.

— C'est son souhait, et non le mien.

Une ombre voila le visage de sa sœur, avant qu'elle ne professe :

— C'est mon devoir en tant qu'aînée, et quand je serai mariée, le chemin se libérera pour vous deux.

— Art et moi avons d'autres projets, qui n'entacheront pas ton nom, et personne ne te demande un tel sacrifice. Surtout pas moi.

Le claquement d'une langue, en signe de désapprobation, ramena l'attention de Perrine vers sa tante.

— Même si les nobles acceptent vos métiers et que la femme possède autant de droits qu'un homme, vos places se trouvent à la cour, au parlement, ou dans un ministère à la rigueur.

— Justement, Melinah voulait devenir cartographe ou diplomate, deux positions recherchées aux Affaires étrangères. Pourquoi ne tentes-tu pas ta chance avec le soutien de notre oncle ? Mella, tes talents t'ouvriraient les portes.

— Et toi, exploratrice ou médecin n'était pas ton désir ?

Touché !

Ces métiers, Perrine en avait parlé des heures durant avec son père, Galien, après qu'il eut raconté ses aventures en Amazonie. Elle l'adorait parce que la colonisation ne lui servait pas de but, mais juste sa soif de connaissance. Elle l'adorait parce qu'il avait un respect de tous et de toutes, indépendamment du statut social.

Elle le détestait parce qu'il avait lâché sa femme pour une autre.

— Tu préférais notre mère, tenta-t-elle de contredire.

— Imany a abandonné trois enfants en se laissant mourir.

— Elle avait attrapé une insolation ! s'exclama Arthus, et la lettre de notre père a fait le reste.

— Si elle n'avait pas passé son temps à peindre, nous n'aurions pas à nous battre aujourd'hui.

Tu n'aurais pas à te battre, rectifia Perrine en pensée.

Elle se garda de répéter que Melinah l'avait décidé, comme elle-même et Art avaient préféré s'éloigner de la bonne société pour se découvrir un futur plus en adéquation avec leurs valeurs. La colère la quitta, et elle murmura :

— Tu n'as plus besoin de te préoccuper de nous, Mella.

— Je suis d'accord avec Perrine, intervint leur oncle qui se désaltérait auprès de sa femme. Nous possédons notre part de responsabilité dans votre éducation et votre avenir, je l'avais promis à Galien.

— Même si nous avons failli avec le collège. Leurs Majestés avaient donné une dérogation par égard à votre jeune âge et les services qu'avait rendus votre père.

Leur tante avait fait cet aveu, la tête baissée, et elle serrait le bras de son mari. Perrine les rejoignit pour leur prendre les mains.

— Nous ne voulions pas vous inquiéter, ou que les familles vous importunent, alors nous vous avons caché l'attitude de leurs enfants. Ils nous reprochaient notre déchéance et notre protection royale en même temps.

— Jusqu'à ce que l'un de ces bourgeois vous moleste, toi et Arthus ! Votre état a tellement angoissé Melinah qu'elle nous a alertés, heureusement.

Et notre mésentente a démarré avec cette trahison.

Perrine biaisa sa réponse, elle ne désirait pas verser plus d'huile sur le feu.

— Les précepteurs que vous nous avez donnés ici ont été extraordinaires, et nous savons que votre porte reste grande ouverte à Arthus et moi.

Des échanges visuels timides, des sourires hésitants qui se raffermirent et enfin un rire chaleureux de leur oncle détendirent l'atmosphère.

— Ne gâchons pas cette magnifique journée, et allez vous promener, jeunes gens, pendant que nous nous reposons de nos émotions. Nous vous réservons une surprise ce soir.

Pour une poignée de steamglas T1 : Déchéance et engrenagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant