8 - Entre conventions et liberté (1/3)

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Melinah retint un soupir. Elle détestait la salle des invités chez la baronne Depikok. Chaque élément servait à éblouir les convives, depuis le sol en marbre jusqu'aux lustres en cristal, en passant par les canapés dorés et les tentures aux fenêtres. Ces dernières arboraient les armoiries de la baronnie, un camélia mauve sur fond vert.

Quand son futur fiancé Oreste avait frappé à la porte une demi-heure plus tôt, Melinah avait pesté. Cette visite imprévue retardait la sienne chez les impressionnistes. Seulement, la maîtresse du manoir avait accueilli le jeune homme en premier. Trouver un prétexte ne se concevait pas face à une noble si stricte sur les conventions sociales. Elle jouait même le rôle de chaperon, qu'exigeait la situation, à la suite du pique-nique royal, l'avant-veille.

Rien ne reste secret à la cour.

Surtout si une décision de la souveraine atteignait les oreilles sensibles de ses dames de compagnie ou des serviteurs : Sa Majesté organiserait les fiançailles et le mariage du baron Decalx avec la demoiselle Beauciel. Personne ne manquerait ainsi la réintégration d'une déchue dans la noblesse, qu'elle fut petite n'y changeait rien.

Te voir trébucher sur ta robe les enchanterait, pointerait Perrine.

Ses sourcils se froncèrent, se référer aux critiques acerbes de sa benjamine ne devait pas devenir une habitude. Leur trêve existait par nécessité, elle disparaîtrait sitôt leur mission achevée.

Melinah s'efforça donc de revenir à Oreste. Il savourait une tasse de thé, raide comme un piquet, le regard gêné, le visage neutre. À sa propre image, elle n'en doutait pas.

La baronne se régalera à raconter notre entrevue.

Un récit qu'elle embellirait à son avantage. Le mariage représentait une aubaine à ne pas gâter pour cette famille de la petite noblesse. Ni pour Melinah. Elle se pliait à l'art de la conversation avec Oreste. Après s'être enthousiasmée sur la météo et les affaires commerciales de son fiancé, elle pouvait s'enquérir de la santé de ses proches.

— Comment se porte votre tante ? Se remet-elle de sa pneumonie ?

Hochement de tête approbateur chez la baronne, et Oreste répliqua :

— Mieux, et plus vite que prévu, je vous remercie. La médecine a tant progressé avec le développement de l'électricité. Nébelisse a eu raison d'investir dans les centrales à charbon. Notre cité-État a des années d'avance devant beaucoup de pays.

— Arthus vous encouragerait. Nos machines à vapeur, nos automates et nos aérostats font la fierté de notre gouvernement.

Montrer son accord, renforcer l'acceptation par la famille, parfait.

— Mes parents de même, renchérit Oreste.

Chacun but plusieurs gorgées de son thé, versé dans une porcelaine aux armoiries de la baronne. Melinah s'interdisait de regarder une nouvelle fois l'horloge, mais les heures lui semblaient s'étirer ; et son futur fiancé souhaitait lui parler d'autre chose à l'abri des oreilles indiscrètes. Les tics nerveux dans sa jambe droite le trahissaient. Comment recaler le bon tempo au temps, puis s'extirper de cette réunion ennuyeuse ? Le bruissement des plantes dans le parc qui transportaient les parfums floraux par la grande baie vitrée ouverte lui donna la solution.

— N'aimeriez-vous pas visiter les magnifiques jardins de la baronnie ? Le soleil n'est pas encore trop haut pour nous incommoder.

Son chaperon se redressa avec fierté.

— Excellente idée, Melinah, vous avez sûrement des choses plus personnelles à vous dire. Je vous suivrai avec Poufy.

Le chien automate, couché dans son panier, bondit à son nom, et tout le monde sortit dans les parterres à la française, aussi ostentatoire que la salle des invités. Le crissement des bottines dans le gravier accompagna la mélodie des oiseaux, jusqu'à ce que la voix tracassée d'Oreste murmure :

— Merci d'avoir noté mon désir et de nous alléger notre surveillance, même si ce changement d'attitude envers nous me plaît.

Melinah glissa son bras sous celui de son futur fiancé.

— Les règles de la noblesse ne possèdent pas que des avantages. Quel est votre souci ?

Alors qu'Oreste avait enfin toute latitude pour s'exprimer, ses lèvres restèrent closes. Ses muscles remplaçaient son tracas : ils s'étaient durcis sous sa main.

— Oreste, tout va bien, chuchota Melinah.

Il lui arrivait de transpirer un peu quand quelque chose le contrariait et qu'il ne parvenait pas à l'exprimer. Elle lui tendit un mouchoir en dentelle, brodé de ses anciennes initiales MDB. Un petit caprice qui n'offusqua pas son compagnon. Son bras se détendit, et il s'essuya le front.

— Merci. L'entrevue avec la reine me laisse un arrière-goût particulier. J'ai l'impression qu'elle échangeait avec vous une information importante, et votre situation délicate me tient à cœur. J'aimerais vous aider... si vous le voulez bien.

Ce fut au tour de Melinah de se tendre. La proposition d'Oreste convenait à un jeune noble envers une dame, il ne se montrait pas plus curieux qu'il ne le devait, mais elle n'avait pas envisagé sa sollicitude.

Dépêche-toi de trouver une idée solide !

— La reine souhaiterait un portrait d'elle-même par la grande Adélaïde Morisot au plus tôt. Seulement, la peintre a refusé, car son carnet de commandes est rempli pour l'année et j'ai reçu l'ordre de la convaincre. Une tâche difficile quand on connaît ces deux femmes maîtresses.

Melinah avait tenté de donner un ton léger à sa dernière phrase, quand sa bouche était desséchée. Son idée ressemblait à un mur ébréché, qu'un coup bien placé détruirait ! Pourtant, Oreste l'accepta.

— Les désirs de Sa Majesté me surprendront toujours ! Ce n'est pas la première fois que j'en ai un écho. Puisque notre avenir dépend de votre mission, m'autoriseriez-vous à vous accompagner ?

Je ne m'attendais pas à cela !

Heureusement, la baronne lui avait montré comment réagir.

— C'est à contrecœur que je dois refuser, il nous faudrait un chaperon.

— Pour sortir d'ici, oui, mais pas en ville ; d'autant que le plateau des impressionnistes se situe au pied du quartier des éperviers. Nous nous retrouverons là-bas.

Melinah opina de la tête à regret, insister lèverait les soupçons d'Oreste. Le jeune homme prit rapidement congé et elle-même prétexta un repas de famille au marquisat Debeauciel. La baronne se contenta de s'assurer qu'une hippomobile la conduirait à bon port jusqu'au train à crémaillère. Celui-ci communiquait à la fois vers la plaine et les quartiers des aigles, puis des faucons. Plus long qu'un trajet en aérocab, mais moins coûteux.

Et suffisant pour une déchue.

L'apparence s'arrêtait aux limites des domaines, Oreste le savait et l'avait pointé avec tact.


Pour une poignée de steamglas T1 : Déchéance et engrenagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant