Prologue

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Une ultime touche avec son pinceau, un claquement de langue, et Imany essuya la sueur qui perlait à son front. Son aquarelle Cerisier au soleil couchant se terminait enfin. La chaleur l'avait incommodée plusieurs soirées tandis que, debout sur la terrasse du manoir, elle capturait les vibrations du rose pâle des fleurs au rouge sanguin de l'astre.

Pourtant, le printemps déployait à peine ses beaux jours. Comment s'en sortirait-elle lorsque les rayons de l'été frapperaient son chapeau en paille ? Imany secoua les épaules, autant pour chasser la question que pour détendre ses muscles endoloris, et s'attaqua au nettoyage de ses ustensiles dans un bocal empli d'eau savonneuse.

Alors qu'elle lavait ses doigts, un murmure la fit se retourner vers la véranda, dont les montants en laiton se paraient d'or sous le soleil.

— On dirait qu'une brise joue avec les fleurs !

Louise, la gouvernante avec son chignon blond strict, se tenait à une distance respectable du tableau, comme Imany le lui avait appris. Elle plissait même un peu les paupières. Un changement radical d'attitude par rapport aux premières fois, où la jeune femme affichait un visage méfiant sur ces œuvres « inachevées ».

— Les ondes à la surface du bassin accentuent l'effet, lui confia Imany.

— J'aime beaucoup le reflet du cerisier. Madame Morisot a raison de vous encourager à peindre, vous avez du talent. Vous devriez vendre vos œuvres, au lieu de les distribuer en cadeau.

Imany éclata de rire.

— Vous me flattez, Louise, mais je n'arrive pas à la cheville d'Adélaïde, qui saisirait les nuances de la lumière en une ou deux séances. Et mes pairs jugeraient d'un mauvais œil une telle activité chez une comtesse.

— Monsieur Galien se fiche du qu'en-dira-t-on, lui !

— Justement, un seul membre de la famille suffit, inutile d'en rajouter. Je peins pour le plaisir, j'offre pour le plaisir ; et je compense les excentricités de mon adorable mari-explorateur-chercheur par le plus grand respect des règles.

Sauf au manoir, lui signifia le regard de Louise sur son buste. Elle portait, sous son tablier gris informe, une jupe longue, un chemisier et... aucun corset. Toutefois, la gouvernante tint sa langue ou presque :

— Je vous ai apporté de la citronnade, ainsi qu'un courrier de Monsieur. Asseyez-vous dans la véranda pour la lire tranquillement. Ensuite, un bon bain et un massage vous remettront d'aplomb, j'ai donné des ordres aux domestiques. Vous avez des taches de peinture partout.

La gouvernante, qui admirait ses cheveux frisés et la couleur brune de sa peau, mettait un point d'honneur à leur « bonne santé », jusqu'à sermonner sa femme de chambre. 

Pas très souvent, alors je ne vais pas m'en plaindre.

— Merci, Louise, vous devancez mes désirs. Où sont les enfants ?

— Dans la salle de jeux, partis à la recherche de trésors, sur les traces de leur père.

— Ce n'est peut-être pas la meilleure voie pour leur avenir dans la noblesse, soupira-t-elle.

— Accordons-leur le temps de l'enfance.

Sur cette sage parole, la gouvernante l'invita à se désaltérer. Pendant qu'elle rangeait le matériel de peinture, Imany attrapa la carafe de cristal, posée sur une table à l'ombre, et remplit le verre à côté. Elle le vida d'un trait avant de s'en verser un second. Si la citronnade au goût prononcé la fit frissonner de la tête au pied, elle ne la rafraîchit pas.

« Des glaçons dans le bain, Louise », fut-elle tentée de demander.

La jeune femme hausserait un sourcil réprobateur sur ce traitement peu digne d'une comtesse. Plutôt que de la taquiner, Imany entra dans la véranda avec la lettre de Galien, qu'accompagnait un coupe-papier, puis rejoignit la salle de jeux aux tentures orangées. À l'une des extrémités, ses trois enfants avaient grimpé sur des chaises, formant un vague bateau. Une domestique surveillait la scène, prête à agir en cas d'accident.

— Terre, terre ! cria Perrine. À nous les découvertes de plantes et minerais extraordinaires qui amèneront la gloire à notre famille !

Sa benjamine ressemblait plus à une pirate avec le foulard carmin sur ses cheveux auburn, son pantalon et sa veste rapiécés, qu'à un explorateur ; mais les goggles autour du cou sauvaient le déguisement. Son visage aux rondeurs enfantines se froissait sous la concentration : sa petite fille observait un tas de couvertures dans le coin de la pièce avec une longue-vue.

— Vérifie la carbomobile, Art. Elle ne devra pas nous lâcher en pleine savane.

— C'est déjà fait ! Aucun boulon ou engrenage n'a de secrets pour moi.

Arthus, le cadet de la fratrie, avait maculé sa peau blanche d'un peu de suie, trouvée on ne sait comment, et brandissait une sphère en cuivre à plusieurs roues crantées. Son couteau suisse.

— Perry, à toi la sécurité. Art, la conduite. Moi, j'établirai les cartes pour notre retour, intervint à son tour Melinah. J'ai emporté encrier, plume et papier.

Son aînée, un sosie d'elle-même en plus jeune, avait ajusté une fausse paire de lunettes sur son nez et rassemblé ses multiples tresses en un chignon. Une porte-carte tubulaire pendait en bandoulière par-dessus sa robe.

— Et la nourriture, les repas, les médicaments, les habits ? Vous croyez qu'ils tomberont du ciel ?

Louise venait de se glisser dans la pièce, les poings sur les hanches, dans une attitude qui ne déstabilisa pas la fratrie. Perrine leva sa main potelée vers le plafond et martela :

— Art, Mella, l'ennemi nous attaque, défendons-nous !

Les trois enfants sautèrent de leur « bateau » et les chaises se renversèrent. Elles percutèrent le sol carrelé avec une telle force que la servante poussa un cri de frayeur... vite remplacé par ceux, simulés, de Louise. La fratrie la poursuivait dans la salle de jeux.

Imany, amusée et rassurée, en profita pour ouvrir le courrier de son mari ; le premier qu'elle recevait depuis son départ, cinq semaines auparavant. Elle ne s'en inquiétait pas outre mesure : les inventions les plus extravagantes emportaient Galien loin du sablier du temps.

Nébelisse, le 15 mai 1892.

Ma chère Imany,

Mes voyages, mes explorations, mes recherches m'empêchent de coucher les mots sur le papier. Aujourd'hui, encore plus. Car si j'ai tardé à t'écrire, la raison se trouve ailleurs. J'aurais dû te parler depuis des mois, te l'annoncer face à face, te ménager au mieux. Et me voilà, en lâche, à te brutaliser avec une encre noire comme mon âme. J'ai recommencé cette trop brève missive maintes fois pour en atténuer la violence, mais je sais qu'aucune de mes tentatives n'y réussira.

Alors, le front pâle, les yeux baissés, je te fais ce terrible aveu : j'aime une autre femme. Elle n'est pas aussi belle que toi, pas aussi admirable que toi, pas aussi noble que toi ; pourtant, je ne peux vivre sans elle.

Par respect pour vous, nous quitterons Nébelisse pour des cieux inconnus. Choisir entre cette nouvelle vie et ma famille me déchire, et cette douleur m'accompagnera éternellement. Ma seule consolation demeure mon frère, sur lequel tu pourras compter en toute occasion.

Même si je ne le mérite pas, je termine cette lettre avec l'espoir de votre pardon à tous les quatre.

Galien

Un froid glacial enveloppa Imany. Ses doigts tremblaient, tant que le coupe-papier lui échappa et qu'elle dût serrer le papier vélin. Avait-elle lu ces phrases qui assassinaient son amour ? Ses yeux tentaient de retrouver les mots atroces. En vain. Ils fuyaient son regard, ils virevoltaient dans sa tête, ils brûlaient au fer rouge son cœur.

Brûlaient, brûlaient...

Imany hurla sa souffrance, mais aucun son ne franchit sa bouche. Ses genoux cédèrent. À l'instant où le manteau des ténèbres la terrassait, un dernier cri écorcha ses oreilles :

— MAMAN !

Pour une poignée de steamglas T1 : Déchéance et engrenagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant