19 - Partie de chasse (2/3)

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Melinah , aux côtés de la baronne Depikok, dans le groupe de la petite noblesse, se mordillait la lèvre inférieure depuis que Oreste avait parlé à voix basse au couple royal. Il se tenait maintenant au milieu de jeunes cavaliers, impatients de démontrer leur adresse avec les oiseaux de proie que gardait leur serviteur à pied.

Qu'avait pu leur raconter son futur fiancé ?

Non, nous ne le serons pas, corrigea-t-elle. Vincent Morisot a passé notre accord sur la proposition de Perrine.

Le patron du Lynx des aérocabs papotait gaiement avec Daphné. Sa chevelure blanche contrastait avec sa peau mate. Sa figure possédait un charme certain... si on oubliait le sourire ironique qu'il affichait souvent.

Trop mystérieux, trop moqueur, aussi déraisonnable que Perrine.

Leur alchimie avait éclairé le salon de Vincent Morisot. Leurs joutes verbales avaient animé leur discussion autour du plan pour s'emparer des carnets de Galien. Sa benjamine l'avait surprise tant elle se méfiait des hommes et les rejetait facilement.

Perry, prends garde, ni Arthus ni moi ne voulons te ramasser en mille morceaux.

Ses paupières clignèrent, elle ne s'était pas autant inquiétée pour Perrine depuis des années. Vraiment inquiétée, avec son cœur, et pas suivant son sens des responsabilités. Retrouvait-elle le chemin de la complicité fraternelle de leur enfance ? Ou celle entre Daphné et Vincent Morisot l'influençait ?

Ou simplement, parce que Perrine se préoccupe de la fratrie et non juste d'elle-même.

Si elle réintégrait la haute noblesse, libre de vivre à sa guise, elle le devrait à sa sœur. Son regard accrocha Daphné. Le soleil auréolait la jeune femme au visage épanoui devant sa toile. Sa beauté, que ne gâchait pas une robe à tournure sans colifichets, renvoyait dans l'ombre la plus sophistiquée des aristocrates sur les gradins. Des picotements naquirent au bout de ses doigts et remontèrent le long de ses bras. Quand elle les frotta, la baronne lui demanda :

— Auriez-vous froid, Melinah ?

— Non, c'est plutôt l'excitation de la chasse.

Elle avait presque susurré sa réponse, penchée en avant. L'effet fut immédiat. Son chaperon exagéra une série de frissons émoustillés.

— Ces jeunes hommes vont régaler nos yeux, j'en conviens.

Des murmures approbateurs, puis des compliments sous cape fusèrent entre les dames. Melinah n'avait aucun doute sur le sujet de leurs commérages. Après tout, les nobles messieurs en faisaient autant avec les chasseresses, habillées de pantalons larges pour la circonstance.

Le charivari aurait alimenté la langue acerbe de Perrine.

Un charivari qui cessa quand les aigles automates trompetèrent. Les oiseaux mécaniques s'étaient redressés. Un tambour s'extirpa de leur ventre, et des baguettes de leur plumage. Le roulement, puis un second glatissement métallique signifièrent le début de la chasse. Des battements d'ailes envahissaient déjà le ciel : les serviteurs, à l'orée de la forêt, lâchaient petit à petit les appâts.

Homme et femme alternèrent au milieu de la clairière, du statut le plus bas au plus haut, d'après les règles de bienséance. Des oh et des ah accompagnaient les arabesques des oiseaux de proie, qui attrapaient leurs victimes avec un cri de victoire et les ramenaient sous les applaudissements nourris. Melinah, elle, les simulait : tuer pour le plaisir la dégoûtait. Quand elle réintégrerait la noblesse, elle éviterait autant que possible ces chasses sans contrarier les souverains.

Je dois accepter le bon et le mauvais.

D'ici là, elle se pliait aux desiderata de la baronne Depikok, dont les yeux luisaient plus que le soleil à l'apogée. Elle attendait le clou du spectacle : le vol des oiseaux de proie au-dessus des convives, au plus près des coiffures sophistiquées et des hauts de forme.

Les chasseurs ne manquèrent pas à leur devoir, certains osant rejoindre les gradins opposés.

Cris et rires fusèrent. Des dames jetaient un mouchoir dans les airs, des hommes une bague. Chacun d'entre eux avait repéré le propriétaire de l'oiseau et donnait un cadeau pour son adresse ou sa prestance. Soit les échanges se poursuivraient au fond d'une alcôve, soit de nouveaux couples se formeraient avec la bénédiction des souverains, soit le chasseur ou la chasseresse retournerait l'offrande plus tard en signe de refus.

— Vous ne lancez pas votre mouchoir à Oreste ? s'enquit la baronne. Son épervier est déjà passé deux fois.

Elle-même papillonnait sous les œillades élégantes d'un bourgeois, au physique enviable. Veuve et riche, tout lui était permis, même de transgresser les rangs.

Melinah, en jeune femme à marier, n'avait pas cette chance. Elle s'humecta les lèvres, soudain desséchées, un regard en biais vers les impressionnistes. Daphné échangeait avec Vincent Morisot et Adélaïde autour de sa toile. Rien n'existait encore entre elles, mais adhérer au jeu des nobles lui donnait l'impression de trahir son amie.

Alors qu'elle hésitait, un glapissement la sauva de ce mauvais pas. Les griffes d'une buse s'étaient accrochées dans le filet à chignon d'une bourgeoise. Le malheureux oiseau battait des ailes, elle s'agitait en tous sens. Il poussait des cris perçants, elle hurlait à fendre le bois. Un horrible spectacle. Pourtant, les invités riaient, sans remarquer les lacérations sur les bras de la dame d'un certain âge, sans se préoccuper du chasseur qui tentait de calmer son compagnon à plumes. Leur attitude immature l'effrayait encore plus.

— Taisez-vous et que quelqu'un intervienne ! s'époumona Melinah.

Son impulsivité, elle si raisonnée, la stupéfia. La voilà qu'elle imitait Perrine.

Non, elle aurait sauté des gradins pour sauver l'oiseau.

Un bourgeois choisit l'opposé, il extirpa un pistolet et tira sur l'épervier. La détonation arrêta le sablier temporel. Plus personne ne criait, plus personne ne riait, tous regardaient la buse. Ses ailes s'affaissaient dans un étrange ralenti sur la tête de sa « proie », son sang foncé creusait des sillons dans la chevelure d'or et ajoutait des rides au visage figé dans un masque grotesque.

L'évanouissement de la bourgeoise remonta la clé du temps et, tel un automate, il reprit sa course inébranlable. Des dames s'affairèrent autour de la blessée, le chasseur récupéra son oiseau mort avec tristesse, tandis que des hommes félicitaient le sang-froid du sauveur.

Honoré Fidulas !

Vincent Morisot qui conservait un dossier de tous ses clients leur avait montré une photo. Les traits poupins et le haut de forme orné de boulets de charbon en laiton ne laissaient aucun doute. Melinah se tourna vers le patron du Lynx des aérocabs. Malgré la distance, ils échangèrent un message.

Dangereux.

Pour une poignée de steamglas T1 : Déchéance et engrenagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant