Chapitre 2 : le Préservatif géant

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samedi 2 septembre

C'est bientôt la rentrée : j'ai peur.

J'ai peur. Je sais ce qui m'attend.

Chez moi, la trouille se traduit par des suées, de légères nausées, des vertiges, des battements de cœur redoublés.

Mon cœur qui cogne, cogne. Encore et encore, comme s'il était trop à l'étroit. Boum, boum.

D'accord, il est trop gros. Mais j'aimerais qu'il m'entende quand je lui dis que JE PEUX PAS ÊTRE PLUS GROSSE QUE JE NE SUIS. Ce qu'il lui faudrait, c'est un éléphant ou un diplodocus ! Je suis une girafe, — et c'est déjà beaucoup.

Tout à l'heure, je suis allée dans le centre-ville.

J'aime pas la galerie commerciale : y a jamais de vêtements à ma taille.

Je préfère la bouquinerie. Une petite boutique labyrinthique haute sous plafond. J'adore m'y perdre. Il y règne une douce pénombre qui repose mes yeux. Les piles de livres ressemblent à des gratte-ciel. C'est un endroit où mon angoisse reflue et où je ne sens pas le temps passer. Une chance qu'il y ait un lieu de ce genre à Souillanges.

Le libraire est affublé d'énormes lunettes circulaires, comme moi. Quand il me regarde, il me juge pas.

Il se confie peu. Un jour, il m'a dit qu'il avait un frère aîné. Ce dernier habite F*** et tient lui aussi une bouquinerie. C'est tout ce que j'ai obtenu.

Moi non plus, je suis pas très bavarde. Mais il commence à connaître mes goûts, à force.

Y avait un gros livre, l'Encyclopédie des pignoufs d'un certain Ferréol Gantry. Quand j'ai commencé à le feuilleter, je me suis tout de suite dit que c'étaient mes camarades de classe ! Les illustrations en couleurs reproduisaient des visages grotesques, grimaçants, transpirant la bêtise. J'avais l'impression que l'encyclopédie les avait capturés et qu'ils resteraient enfermés à l'intérieur pour l'éternité. Que ce bouquin avait le pouvoir de mettre fin pour toujours aux gros mots, aux injures, au harcèlement. Mais il était trop cher. Tant pis, j'attendrais un peu. Le temps que le prix descende.

Durant l'été, j'avais acheté un autre livre de ce même auteur pour quelques centimes (la couverture était déchirée). Sans être transcendant, ce roman m'avait beaucoup intéressée. Le Lanceur de mots, tel était le titre.

Il parlait d'une fille qui participe à un atelier d'écriture. Son prof l'encourage. Mais il devient de plus en plus envahissant, la martyrise, la houspille. Le lanceur de mots, c'est lui ! Il la traite de cochonne, de manchote, d'analphabète. Il lui fait recommencer ses textes, encore et encore. C'est un drôle de Pygmalion... Sa langue est une main. Ses mots sont des poignards. Je ne vous dévoilerai pas la fin mais j'avais été troublée.

Le prof exerce sur son élève une véritable emprise mais l'auteur semble trouver ça super. Il ne s'attarde pas sur ce que ressent la fille. Comme si ça ne comptait pas...

J'ai poursuivi mes investigations.

De temps en temps, y a une montagne d'ouvrages grand format dans un bac. 1 € 50 pièce, trois pour 1 € !

J'ai trouvé un manuel de kung-fu aérien pour ma petite sœur Fifi. Au-delà du miroir brisé de Clémentine C., une poétesse que j'aime beaucoup. Cette fois, ce n'étaient pas des poèmes, mais un roman. Le style en était incroyable. Et Il pleut sur mon histoire – yuri d'Ondine Pluviôse. Je connaissais pas l'autrice de ce dernier livre mais le titre m'avait tout de suite attirée. J'ai lu les premières pages, — c'était beau.

Je sortais quand ce crétin de Quentin m'a interpellée de l'autre côté de la chaussée :

— OUAAAAAAH, L'ÉNORME SAC ! JE PARIE QU'IL EST REMPLI DE BOUQUINS !

— TU TE TROMPES, j'ai crié par-dessus les voitures. C'EST UN PRÉSERVATIF ! IL EST PAS À TA TAILLE ! IL EST POUR MON COPAIN ET IL VA TE DÉFONCER LE CUL AVEC !

Voilà comment on se parle.

J'ai pas entendu ce qu'il a répondu, j'avais déjà tourné les talons.

Le choc d'avoir ce genre de dialogue alors que je venais à peine de refermer Il pleut sur mon histoire – yuri.

Je me suis dit que cette année scolaire de 1re allait être pénible si je me tapais de nouveau ce pauvre type comme camarade de classe.

Je peux être très grossière mais c'est le seul système de défense avec ces connards. J'essaie de cacher tant bien que mal que j'ai peur des garçons.

Ma sœur est plus vulgaire encore, elle est capable de faire rougir un exhibitionniste.

Quand je pense que je vais devoir passer un an encore dans ce lycée où l'on n'apprend rien... Qui seront mes profs ?

Et surtout : est-ce que Sandra sera dans ma classe ?


Le Quoicoubeh monumentalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant