Chapitre 9 : Maurine, la Lolita gothique

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Clipo a pas tardé à constater le désastre : un dessin avait été réalisé sur sa porte et c'était pas du Picasso. Il s'est assuré avec un chiffon que l'encre était bel et bien indélébile. Puis il a regagné son bureau avec tristesse.

Il nous a regardés et il a regardé la bite. Comme si ce dessin résumait la classe. Pas faux : cette bite était un symbole éclatant de notre connerie triomphante. C'était elle qui avait le pouvoir. Les profs ? Ils n'étaient rien. Ils faisaient l'objet d'un mépris à peu près unanime. On ignorait pas à quel point ils étaient mal payés.

J'ai enfin pris le temps de l'observer. Quand il était venu nous chercher, j'avais cru distinguer dans son regard un petit quelque chose. Mais cette étincelle de vitalité avait déjà disparu.

Finalement, il a rien dit.

Je me le suis imaginé quelques heures plus tard, quand il rentrerait chez lui.

Il se retrouverait dans son petit appartement avec son canapé miteux encombré de brochures syndicales et ses livres qui n'ont jamais été ouverts à cause du peu de temps que laisse ce métier. Sa femme ne tarderait pas à le rejoindre et ils parleraient de leurs élèves. Ils allumeraient la télé et entendraient un chroniqueur de CNEWS les traiter de fainéasses. Ils changeraient alors de chaîne et regarderaient Yann Barthès. Des maux de tête ne tarderaient pas à les faire grimacer et ils iraient taper dans la réserve de Doliprane.

Ou alors, ils se disputeraient.

Ou alors, Clipo irait chez le psy pour hurler à quel point il n'en peut déjà plus de son métier alors que l'année vient à peine de commencer.

Je plaignais les profs du plus profond de mon cœur. Mais sous beaucoup d'aspects, je parvenais pas à les comprendre.

La plupart avaient l'air déprimé, quelque chose en eux semblait s'être cassé.

D'autres affichaient un certain enthousiasme. Mais ils tenaient un discours stéréotypé qui avait tendance à m'agacer. Et cette façade joyeuse, de toute façon, s'effritait au fur et à mesure de l'année.

Je n'avais connu qu'une seule prof qui fût vraiment intéressante, et c'était Chimène Pradier alias la fée Clochette. Mais y avait chez elle quelque chose qui me plaisait pas. Je ne la sentais pas sincère.

D'où venait qu'il y avait comme un voile invisible entre les profs et moi ? Peut-être avaient-ils subi trop d'humiliations. L'énergie leur manquait désormais pour tisser un véritable lien avec leurs élèves. Ce boulot leur pesait, le feu sacré les avait quittés. Détestés du gouvernement, détestés des journalistes, détestés des parents et compissés par leurs élèves, ils n'avaient d'autre choix que de courber la tête. Dans un tel contexte, comment pouvaient-ils avoir la moindre estime d'eux-mêmes ?

Je ne le savais pas encore, mais je tarderais pas à me réconcilier avec le corps professoral en croisant le chemin d'un homme qui allait radicalement me faire changer d'avis sur la profession d'enseignant.

D'un air las, Clipo nous a remis notre carnet de correspondance. Survivance de l'ancien temps : dans les autres bahuts, il est dématérialisé et les profs écrivent directement les mots sur ordi. Mais à Cyril Hanouna, un ordi sur deux est en panne. Et encore, on était qu'en début d'année ! Au bout de quelques semaines, ce serait la totalité des ordinateurs. Il ne manquait pas de candidats pour sectionner les câbles, provoquer des bugs, voire péter directement les écrans d'un coup de pied bien ajusté.

À ma gauche, Maurine, une petite timorée qui avait été harcelée l'année précédente et venait de rejoindre les Lolitas gothiques comme en témoignaient sa jupe en cloche, son blouson à clous constellé de pin's contestataires et sa chemise blanche assortie d'une cravate noire avec un motif de crâne et de jolies chauves-souris. Elle était en train de se scarifier l'avant-bras avec sa paire de ciseaux. L'année dernière, les Lolitas s'étaient en effet vu accorder le droit de porter une paire de ciseaux autour du cou. Elles s'en servaient pour éloigner les mecs insistants. Maurine avait adopté un look un peu plus punk que ses coreligionnaires. Mais cela ne suffisait pas à la rendre effrayante. J'ai eu envie de la serrer dans mes bras.

Le Quoicoubeh monumentalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant