Jour 9 :

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Je peine à me réveiller le lendemain et comme si on m'avait tendu un piège, une embuscade, prise en tenaille, je me rends compte que le lendemain n'est déjà plus. Nous sommes le surlendemain et Hel a visiblement des pouvoirs sur le temps que je ne lui soupçonnais pas. Sans surprise, elle semble heureuse de me voir et paraît d'ailleurs plus enjouée que la veille. Son teint de porcelaine est éclatant et son sourire des plus envoûtants. Soit elle aussi déteste le nouvel an, soit elle a fait le plein d'énergie en se nourrissant de ce que je lui avais donné malgré moi. Et en taisant un côté terre à terre que je me suis toujours connu, je tends vers la deuxième option en ignorant volontairement le fait que ma démence semble se concrétiser. Ma tête me fait souffrir alors qu'une douleur lancinante martèle mes tempes et que ma bouche est sèche. Je me redresse avec peine et jette un œil à mon appartement. Rien n'a bougé comme pour accentuer le monde effroyablement statique qu'est le mien. Je passe une main sur mon visage, devine ma peau tirée, perçois mes cernes, distingue peut-être les marques du tissu sur ma joue, preuve d'un sommeil de plomb.

Je me lève comme un Atlas qui trouverait le globe bien trop lourd et traverse le salon d'une démarche de somnambule. Les yeux à peine ouverts, parce que les habitudes sont tenaces, j'attrape ma chaise de bureau, m'y laisse choir. J'allume mon ordinaire, m'appuie sur le bois du bureau d'architecte acheter une fortune des années plus tôt en attendant que l'appareil de pointe se réveille tout comme moi.

- Café, joli cœur ?

Je pousse un grognement informe et dépourvu de vie pour seule réponse. Le sommeil m'a redonné quelque goutte de vie, a trompé la mort, m'a soufflé qu'il était préférable de se réveiller. Je ne veux pas la voir. Je ne veux pas qu'elle recommence ce qu'elle s'est permise, ce que je lui ai autorisé. Je me sens vidée d'une chose que je ne pensais même pas posséder. Je comprends que c'est son mode de fonctionnement. Plus qu'une distraction, pour elle je suis un banquet, un apéro dinatoire, un buffet à volonté. Elle m'a volé, comme un pickpocket émotionnel, un braquage sentimental, je sais qu'elle m'a dépouillé en comprenant pourtant qu'elle ne m'a pas tout prit, du moins pas encore. J'entends ses talons claquer dans l'appartement. Encore une fois, elle prend ce rôle de chat. Délicate compagnie qu'on entend vivre sans vraiment y prêter attention. Le chat, si mignon en apparence, a montré cette nuit qu'il pouvait avoir des griffes. Ou alors s'apparente-t-elle à un boa qui m'a serré la gorge pour me renvoyer à l'intérieur de moi-même comme on envoie un gosse au coin et qui m'a laissé, comme seul moyen de respirer, le choix de lui offrir quelque chose en échange. De quoi m'a-t-elle délesté ? Impossible à dire. Il est ardu de comprendre l'attaque du serpent quand on ne l'a pas encore apprivoisé.

Sur l'écran de mon ordinateur le curseur clignote sans qu'une seule lettre ne vienne l'agiter. Il reste statique sur une page blanche. Angoisse de tout auteur... Hel pose la tasse fumante près de mon coude. Je ne lui prête aucune attention quand elle se penche par-dessus mon épaule. La dépression est apparemment curieuse. Je frotte mes yeux rougis par les larmes et tente d'ignorer le délicieux parfum qu'elle dégage. Une senteur automnale, mélange de feuille morte et de châtaigne. Une fragrance stupidement mélancolique et en même temps j'aurai peut-être dû m'y attendre, ça complète le cliché à merveille.

- Qu'est-ce que tu fais ? me demande-t-elle après quelques secondes de silence en s'appuyant contre l'un des murs de la pièce qui semble trop petite pour nous deux.

- Je travaille.

- Tu travailles sur quoi ?

Je ne réponds pas. Je ne veux pas avoir cette conversation avec elle. Sérieusement c'est bien trop banal. Que va-t-elle me demander ensuite ? Si j'ai fait des études ? Si j'aime le chocolat ? Je soupire tant cette perspective m'exaspère. Elle fait comme si tout était normal. Comme si cette situation n'était pas complètement dingue, comme si je ne méritais pas une camisole, comme si elle n'avait pas tenté de me tuer. Ce n'est plus un secret, elle est dangereuse pour ma survie. J'adopte définitivement la vision du serpent. Ici, elle est l'animal et le maître à la fois. Charmeur en planque. Et moi... moi je pourrai danser comme ces foutus reptiles si elle se décidait à jouer de la flûte au milieu du désert. Je prends une gorgée de café, grimace quand je me brûle la langue.

- Qu'est-ce que vous m'avez fait ? je demande enfin en mendiant déjà des réponses.

- Est-ce si important ?

Je tourne la tête et la regarde enfin. Elle est appuyée contre le chambranle de la porte de la cuisine, les bras croisés sans doute parce que je pose trop de question à son goût. C'est étrange, elle semble quelque peu agacée. C'est la première fois que je perçois cette émotion chez elle. Jusqu'ici j'avais eu droit à de la tristesse et de l'indifférence. Ses yeux sont plus sombres qu'à l'accoutumée et son corps plus raide. Elle n'en demeure pas moins belle. Si je devais être honnête je devrais avouer que la colère lui sied à ravir.

- Bien sûr que c'est important ! je m'exclame en tapant du poing sur le bureau si fort que la tasse se renverse, asperge ma main, me brûle exactement comme j'aimerai que ma clandestine s'enflamme.

Je vois une pointe de regret au fond de ses yeux, une inquiétude non feinte l'espace d'une seconde. Elle avance d'un pas, je la stoppe d'une main.

- N'osez même pas me toucher.

Ma voix est froide comme une lame de rasoir, c'est un avertissement. Il faudrait qu'elle comprenne que comme elle moi aussi je sais mordre. Elle serre les dents, ses mâchoires sont perceptibles. Je le devine, elle se contient. Ses yeux oscillent entre mon visage et ma main rougie par le liquide chaud. Ça la tue de ne pas intervenir. Pourquoi s'inquiète-t-elle de si peu de chose ?

- Je suis ta dépression... soupire-t-elle enfin. Je me nourris de ce qui t'est insupportable.

- C'est-à-dire ?

- Ton chagrin, ta tristesse de te retrouver seule un soir de nouvel an, ton angoisse de ne pas parvenir à écrire une ligne, énumère-t-elle en montrant mon ordinateur.

Je me pince l'arête du nez à ses aveux. La situation n'était déjà pas assez invraisemblable...

- Je suis votre garde-manger ?

- C'est vulgaire, dis comme ça. Mais oui, en quelque sorte, avoue-t-elle en passant une main dans ses cheveux bien plus éclatants que ces derniers jours.

- Et mes émotions du nouvel an... c'était comme un festin pour vous ? je comprends en grimaçant, réalisant que la route vers la camisole est de plus en plus envisageable.

- Eh bien, je dois avouer que tu es un met d'exception, dit-elle en passant un doigt sur ses lèvres sans même y penser.

C'est trop pour moi. Du moins trop que je ne puisse supporter. Je me lève et attrape à la hâte mon manteau, laissant sur le sol le café souillé. Un vent de panique passe soudain dans son regard.

- Où vas-tu ?

- Loin de vous !

- Mais ta main...

- Ne me faites pas croire que vous vous inquiétezpour moi alors que vous avez essayé de me bouffer ! je hurle avant de claquer la porte del'appartement derrière moi.

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Bon week-end à tous ! A vendredi prochain ;) 

Le serpent avait l'air gentil.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant