Jour 42 :

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Hel se trouve une passion pour le micro-onde. Elle se porte volontaire à chaque fois qu'il faut réchauffer quoi que ce soit. L'appareil l'intrigue, allez savoir pourquoi. Elle fonctionne à l'obsession. Je suis quelque part heureuse d'en être une pour elle. Nous n'avons jamais reparlé des fantômes. Je crois même que c'est un sujet tabou chez les dépressions. Étrangement, elle semble fuir la mort, et en même temps c'est là toute la perversité de ce qu'elle est. Lorsque l'on est dépressif, on n'est pas tout à fait mort, mais pas tout à fait vivant non plus. Je ne parviens pas à comprendre où elle se place. Ange ou faucheuse, peut-être est-elle le dernier avertissement avant le grand saut. Je me tends à cette réalisation. Mes doigts se serrent autour de l'anse de ma tasse de café.

- Joli cœur ? m'interpelle sa voix dans laquelle je devine une crainte.

Elle est effroyablement observatrice, impossible de lui cacher quoi que ce soit. J'ai tendance à oublier que sa résidence principale se confond avec ma tête. Je grogne pour seule réponse. Je n'ai pas envie d'en parler. Vouloir savoir d'où elle vient, ce qu'elle vient faire ici, si un jour elle repartira, c'est admettre que je perds les pédales. La considérer c'est autoriser une défaite.

Assise sur la chaise roulante de mon bureau, je ne prends pas la peine de me retourner. Je ne veux pas me confronter encore une fois à ce qu'elle provoque en moi. Je l'assimile à un vertige, être sans cesse attiré par le vide. Auprès d'elle, je deviens funambule. Le pire est que je ne parviens pas à savoir si elle est ici pour me rattraper ou précipiter ma chute. J'entends des sons derrière moi. Le froissement du tissu du canapé, ses pas étouffés par le tapis sur le parquet. Je sens une fraîcheur certaine sur ma nuque. Ses mains sont toujours si froides mais malgré moi, j'aime ça. Comme si elles s'annonçaient par leur froideur, aucune chance d'en être pris au dépourvu, seule dimension authentique, réelle de sa personne. Hel est énigmatique par nature. Et en même temps, avoir l'air d'un faux-jeton à ce point, c'est peut-être déjà une forme de franchise.

Je ne bouge pas. Ses doigts glissent et entourent ma nuque. Le serpent est affectueux. Son odeur émane dans la pièce quand elle s'offre si proche. Je redécouvre avec un plaisir étonnant les senteurs d'automne. Elle porte les fragrances d'autrefois, effluves qu'on aurait manqué d'oublier, ou qu'on retrouve seulement dans les pages d'un vieux bouquin jauni par le temps. Un parfum qui point par point me chavire. Ses pouces massent mes épaules, roulent sur ma peau sans impatience. Aveugle, je sais pourtant qu'elle voûte sa silhouette, casse sa colonne vertébrale pour m'envelopper. Ses bras se croisent sur ma poitrine, son menton s'appuie sur mon épaule, ses cheveux caressent ma joue. L'étreinte est douce et tranquille, gratuite si j'ose dire. Hel ne se nourrit pas, Hel s'inquiète pour moi.

Je ferme les yeux. Je sens ses seins contre mon dos, la bulle qu'elle parvient à créer par quelques gestes, nous enfermant à côté du monde comme si peu importait qu'on soit à côté de la plaque. Le refuge est attirant, tout ce que j'ai toujours recherché. C'est trop. Trop pour moi. Trop pour ce que je peux supporter.

- Ne fais pas ça... je murmure.

- Pourquoi ? demande-t-elle et je la crois sincèrement curieuse à cet instant.

- Parce que je pourrais tomber pour toi.

Elle ne répond pas. Je la sens soupirer. Avec regret, elle s'écarte de ma carcasse sous tension et reprend sa place sur le canapé. Je reste statique devant mon écran. La peur de me retourner est montée d'un échelon. Après un silence excessivement long, elle lâche un peu venimeuse :

- Je pourrais te rattraper.

Oui, le serpent est aussi venimeux... Elle sait qu'elle m'a surestimé. Elle me pensait prête alors que je ne le suis pas. Prête à quoi ? Je ne sais même pas si l'une de nous deux le sait vraiment. Elle a répondu à un besoin qu'elle ne se connaissait pas. Je refuse de répondre à ce besoin que je sais pourtant vital pour nous deux. Elle débute dans ces choses-là, là aussi, il doit lui manquer quelques leçons. Elle oublie encore une fois que je ne suis pas une bonne élève. 

Le serpent avait l'air gentil.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant