Jour 77 :

232 25 2
                                    


Je me mure dans un silence macabre durant toute la semaine qui s'écoule. Le semblant de rapprochement que j'avais réussi à offrir à Hel s'évapore sans que je ne songe à le retenir. Ma "colocataire" n'a aucun contrôle sur la situation et je vois que tout ça la dépasse. Elle comprend que je lui échappe comme si elle tentait vainement de retenir de la fumée dans la paume de sa main. Alors comme pour me garder en cage, elle redouble d'effort pour me satisfaire. Les plats qu'elle prépare sont à se damner, ses attentions toujours bienveillantes. Elle se fait plus belle que jamais, si belle que n'importe qui aurait pu en crever. Je prends sur moi, je l'ignore superbement. Elle me parle, je ne réponds jamais. Je ne lui accorde aucun regard. Un regard c'est déjà trop. Ce qui nous lie vacille, penche vers quelque chose de plus dangereux. L'ignorance ne nous va visiblement pas mais qu'importe, j'ai bien trop à faire. Gérer ma tempête intérieur draine mes restes d'énergie.

Les sentiments se croisent et il me devient impossible de les découper proprement, même si on m'offrait des pointillés. C'est un débordement, quelque chose de l'ordre du naufrage. Mon corps est trop petit, trop plein ou trop vide dans un monde trop grand que je regarde de travers. Un rien m'exaspère. Je peine à me supporter. La bataille contre moi-même est furieuse et ardue. Je rêve d'un tête-à-tête avec un visage que je déteste pour assouvir l'envie de me cracher à la gueule. Je ne sais pas exactement où veut frapper ma colère, comme la foudre qui tape au hasard, c'est bien trop mystérieux et imprévisible.

Il me semble que Hel le devine et tente avec douleur de me laisser l'espace nécessaire. Mais mon appartement ne suffit pas. Une planète entière ne suffirait pas. Malgré tout, l'avantage de mon désastre intérieur est que je suis toujours parvenue à écrire sous l'émotion forte. J'ai aligné quelques mots que j'ai vaguement jeté sur mon traitement de texte comme on se délaisse d'un papier sur un trottoir. Un geste dénué d'élégance. Quelque chose de sale, d'impoli, un acte froissé dont je ne suis pas fière.

Hel ne relève rien mais soupire en silence. Je la sens appuyée contre un mur alors que je lis dans le canapé. Cela fait peut-être trois fois que je lis la même page sans en capter le moindre sens. Elle l'a remarqué, mais a la pudeur de ne pas m'en faire part. Elle attend, elle n'a rien de mieux à faire. Je remarque qu'elle est d'autant plus pratique lorsque je l'ignore. Elle a été forcée de s'occuper. Ménage, vaisselle, tout est bon pour oublier la distance qui se creuse entre nous. Je lui trouve une dimension sublime aujourd'hui. J'aurais dû m'y attendre. Le bordel de ma tête lui fait toujours l'effet d'une mise en beauté gratuite.

Je tente de ne pas relever les yeux sur ses longs cheveux tombant en cascade sur ses épaules, ni sur ses cils duveteux, encore moins sur ses lèvres incandescentes. Le livre est un bon stratagème. J'arrive à la fin de la page, n'y comprends rien, recommence.

- Joli cœur, tu n'as rien mangé de la journée. Veux-tu que je te prépare quelque chose ?

Je ne réponds pas. Quand je la sens se tendre à l'autre bout de la pièce, je me demande qui de nous deux est la dépression de l'autre dans l'instant. Simplement pour mieux tenir mon rôle alors que je n'ai jamais été bonne actrice, je tourne la page, me concentre sur la suivante sans relever les yeux vers elle. Je crois entrevoir un nouveau jour silencieux mais contre toute attente, tout se passe très vite.

En moins de trois secondes, je me retrouve épinglée au dossier du canapé. Je peine à comprendre ce qui m'arrive. En vérité, je ne capte que très peu de chose. J'ai la sensation soudaine que mon appartement se rétrécit et se réduit aux yeux noirs de colère qui me transpercent à moins de cinq centimètres de mon visage. Je sens son poids sur mes cuisses, ses doigts osseux qui se serrent autour de mes poignets.

Ainsi assise à cheval sur moi alors qu'elle m'empêche tout mouvement, je la vois si proche mais ne la reconnaît plus. Le livre a été jeté dans un coin de la pièce et gît sur le sol. Il était la seule barrière qui se dressait entre nous mais il est à présent à terre et dans l'incapacité de l'arrêter. Je tente minablement de me débattre. Sa voix m'arrête.

- Je te tiens.

Ces mots qu'elle m'a si souvent servit pour me rassurer ont soudainement une nouvelle saveur bien plus acide. La peur me fige.

- Petite fille, sache que je m'efforce de changer mes méthodes en ce qui te concerne, mais ton insolence ne me rend pas la tâche facile, grince-t-elle d'une voix sombre. Il semblerait que tu ne saisisses pas la situation. Je pourrais te briser, te détruire, t'écorcher, te réduire en cendre parce que c'est bien là le but de mon existence, explique-t-elle avec un calme inquiétant. Pour ton joli minois, je m'acharne à taire ma nature et me contraint à un régime sec, termine-t-elle en serrant les mâchoires si fort que je perçois les os de son visage.

Je sens son souffle mourir sur mes lèvres. Le mien se fait absent, probablement est-il resté bloqué au fond de ma gorge. Mon cœur s'emballe. Elle n'a jamais été aussi proche, ni de moi, ni de ce qu'elle est réellement, de ce qu'elle a tenté de me cacher.

Sa voix se fait dangereuse bien qu'envoutante. A nouveau, le serpent s'impose. Comment avais-je pu oublier qu'elle n'était pas un animal de compagnie ? Je n'ai pas eu le temps d'apprivoiser cette facette d'elle. Mon corps ici lui appartient. A sa merci, je ne vaux plus rien. Je ne sais pas ce qui se passera dans la prochaine seconde. Dans un dernier souffle désespéré, je murmure :

- Hel...tu me fais mal...

Ses yeux s'écarquillent comme si elle se réveillait d'un coma. Tout aussi vite, elle lâche instantanément prise et se lève. Mes bras retombent mollement sur le canapé, je respire enfin. Je la vois fragilisée, la devine détruite. Elle n'ose plus poser un regard sur moi. Elle passe une main tremblante sur son visage.

- Essaie de manger quelque chose, s'il te plaît, murmure-t-elle avant de se retourner pour fuir s'enfermer dans ma chambre.

Le serpent avait l'air gentil.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant