Jour 12 :

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J'ai passé les derniers jours chez une amie. L'amie qui a voulu que je soulève de la fonte en espérant que ça réparerait mon esprit borderline. Certains métaux se révèlent parfois bien décevants. Nous avons pris sa voiture et sommes parties plus au sud pour profiter des plages de la Côte-Est. Et malgré le mélange de sable, eau salé et paysages méditerranéens si cher au cœur de certains, je n'ai pu m'empêcher de penser à Hel. Comment allait-elle ? Serait-elle toujours là à mon retour ? Parviendrait-elle à s'occuper en mon absence ? Comme victime d'un sortilège, mon esprit tournait en boucle sur la belle brune que j'avais laissé dans mon appartement. Je peinais à m'ancrer dans la réalité. J'avais oublié à quel point le monde tournait vite. Tellement vite... Je n'ai pas parlé d'elle à mon amie. Comment aurais-je pu évoquer de telles inepties ?

Malgré une volonté d'atteindre le bonheur, ces quelques jours m'ont paru longs et fades, dénués d'intérêt. A vrai dire, une fois la colère calmée, il me tardait de rentrer chez moi. Et ici, sur le palier de mon appartement, je ressens de nouveau le vide abyssal, et la boule de chagrin au fond de ma gorge. C'est ainsi à chaque fois que j'arrête de courir. Mais je suis consciente qu'on ne peut pas passer sa vie à courir.

Je passe la porte, la referme d'un coup de pied. Le silence de l'appartement me frappe. Mon cœur s'emballe. La tasse de café renversée à été nettoyée. Plus aucune trace de Hel. Non... je ne l'aurai tout de même pas rêvé, si ? Mon souffle s'accélère. Alors c'est ça que je récolte ? Le vide, le néant, encore et toujours ce silence morbide et froid qui rythme mes nuits et appelle mes sanglots, résonne contre les murs et atrophie l'espoir.

Je peine à respirer. J'ai l'impression de redevenir petite fille clouée au tableau montrée par des doigts moqueurs. Les sueurs froides détrempent mon t-shirt, quelque chose grossit au fond de ma poitrine. Je n'ai pas d'arme, je ne sais pas comment lutter. Ignare et stupide gamine fuyant sa condition d'être humain, mise à genoux par un silence, se cognant les rotules sur le parquet qui n'a connu que la solitude. Comment puis-je me battre contre un adversaire qui me ressemble tant ? Le sentiment d'être si peu de chose, de mourir le nez au ciel comme un mendiant sans que personne ne s'en rende compte, n'ayant même pas pour linceul un article dans le journal.

- Joli cœur ?

Je me fige, me retourne, la voit enfin. Elle semble amaigrie, quelque peu fatiguée. Comment ai-je pu la laisser se dégrader à ce point ? Elle n'en est pas moins belle. Elle est de ces beautés abîmées, marquées par un passif. Passif agressif dans son cas... je pense comme une mauvaise blague. Elle est pourtant là, à quelques mètres de moi. Elle semble hésiter à m'approcher. Elle voit mes larmes mais se retient. Je vois que ça lui coûte. Elle jette un œil à ma main. Elle est guérie depuis longtemps, elle s'inquiète vraiment d'un rien.

Je réduis la distance qui nous sépare. Elle recule.

- Tu sais ce qui va se passer si tu fais ça, me prévient-elle. Je pourrais revoir mes principes sur le consentement si ça t'importe. Si tu t'approches, je prendrai tout.

Ses paroles me touchent ainsi que son attention de bien faire et mes larmes s'en voient redoublées.

- Ces derniers jours étaient insupportables, je lui avoue en baissant la tête parce que je ne veux pas qu'elle pense que j'ai passé du bon temps loin d'elle.

- Je sais... murmure-t-elle.

Je relève les yeux, surprise parce que je la crois.

- Je ne suis jamais bien loin de toi... ajoute-t-elle face à ma question silencieuse. J'ai voulu te laisser respirer un peu en restant discrète.

- J'ai failli étouffer dehors sans toi...c'était vide, lui dis-je sans même me rendre compte que je la tutoie pour la première fois.

- Si je te l'avais dit, tu ne m'aurais pas cru, sourit-elle tristement.

- C'est vrai, je ne t'aurai pas cru... j'avoue en baissant la tête, quelque peu honteuse d'avoir été si audacieuse.

Une fatigue soudaine m'étreint. Je ne rêve que d'aller me coucher. Mais pas sans elle, plus jamais seule. Cette simple pensée m'effraie. La boule de chagrin explose et je me liquéfie. Je cache mon visage déconfit de mon avant-bras alors que mes épaules s'agitent d'une danse macabre.

- C'est de la torture... souffle-t-elle en me regardant sans jamais bouger.

Elle tente de tenir sa promesse et de revoir, comme elle l'a dit, ses principes sur le consentement. Elle craint de répéter la scène du nouvel an. Elle craint de me blesser. Et je me sens minable du trouble que je cause chez elle. Enfin je cesse de lutter :

- Tu ne me prendras rien puisque je te donnerai tout...dis-je entre deux sanglots.

Elle ne réfléchit pas plus longtemps et comble l'espace qui nous sépare. Je sens avec soulagement deux bras fermes s'enrouler autour de ma taille, me serrer fort, suffisamment pour me rappeler que j'existe, pas assez pour me briser. Le serpent en impose. Une main se loge sous mon t-shirt parce qu'elle a besoin de me sentir, ma joue se presse contre sa poitrine, ses cheveux caressent mon visage et je pleure de plus belle parce qu'elle m'a tellement manqué. Parce qu'elle seule peut comprendre.

- Ah, te revoilà... souffle–t-elle à mon oreille en un murmure sincèrement tendre, presque désolée. Je te tiens, me répète-t-elle encore une fois et je me surprends à aimer ces mots.

Je m'abandonne contre elle, rends les armes, alors qu'elle attend que la tempête passe. Si elle se délecte de ce que je lui offre, elle a la délicatesse de ne pas le montrer. Elle effleure ma main qu'elle croyait blessée, juge par elle-même qu'elle s'est inquiétée pour rien, embrasse mon front. Dans ses bras je cicatrise et c'est une blessure de plus que je lui dédie. Je ne suis plus bonne à rien ou alors simplement à lui céder. Elle comprend que je m'en remets à elle et bientôt je sens qu'elle passe un bras sous mes genoux pour me soulever du sol. Je me laisse faire, tétanisée, accidentée, capable de rien. Je perçois sa démarche féline, le grincement de la porte de ma chambre. Elle a la décence de me faire dormir dans un lit, j'apprécie.

Elle m'allonge sur le matelas qui imprime nos silhouettes. Je sens son poids tout à côté, sa chaleur qui se mélange à la mienne malgré ses mains froides. Je retrouve avec bonheur la senteur d'automne, m'en imprègne, n'en ai même pas honte. J'accepte la faiblesse que j'ai pour elle, et crois qu'elle comprend celle qu'elle a pour moi. L'indifférence entre nous s'efface et laisse place à autre chose de beaucoup plus grand qu'on n'assume pas encore totalement, dont on n'a même pas pleinement conscience. Quelque chose qui s'ajoute à l'équation et qui l'effraie autant que moi.

- Qu'est-ce que je risque ? je demande après un long silence, cependant pas aussi désagréable que celui qui a suivi mon arrivée dans l'appartement.

- Rien de bien méchant, assure-t-elle en posant une main au creux de mes reins. Rien que tu n'aies décidé, ajoute-t-elle, et aussi fou que cela puisse paraître, je la crois. 

Le serpent avait l'air gentil.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant