Déjà un mois. Le temps file et se défile. En vérité je ne le compte plus, l'ignorant tout simplement comme un train qui passe. Un léger bruit de fond, quelque chose de tout à fait normal qu'on ne remarque même plus dans les rouages d'un quotidien bien huilé. Et cette perspective s'applique à Hel. Comme elle me l'avait dit, elle prend ses aises. Nous nous habituons à la présence de l'autre avec une facilité déconcertante. Le piège est là et je peine à l'admettre. Avec Hel, tout est facile. Elle prend soin de moi de manière désespérément tendre. Elle veille à ce que je me nourrisse, du moins suffisamment pour continuer à marcher. Courir m'est devenu trop audacieux. Elle garde toujours une attention particulière sur mes respirations, comme si elle craignait que j'oublie de respirer comme j'omets de manger. Je continue de penser qu'elle s'inquiète d'un rien. Pour autant, elle n'est jamais intrusive, je lui donnerais même un caractère pudique.
Je remarque jour après jour qu'elle s'efforce de m'apprivoiser. Elle réfléchit avant de me parler, cogite chaque mot, avorte souvent ses gestes. Je le vois, elle pense beaucoup trop. Elle n'est pas triste mais pas joyeuse non plus. Je dirai qu'elle est seulement prudente, tempérée, comme si elle craignait de faire sauter le verrou d'une porte impossible à refermer. Peut-être craint-elle sa propre folie. Le silence rythme nos vies. Je ne suis pas d'un naturel bavard et je n'oublie pas que nous sommes encore ce qui s'apparente à des étrangères, des anonymes qui ne prennent pas le temps de se reconnaître. Je crois que ça la blesse. Je distingue son envie de m'approcher sans y parvenir. Sans doute lui manque-t-il quelques leçons de sociabilité. Pas de chance pour elle, je n'ai jamais été bonne élève non plus.
Mon traitement de texte est toujours désespérément vide. Je crois que ça l'inquiète, ça aussi. Alors je fais ce que j'ai fait toute ma vie : essayer d'écrire. J'ai compris que ce drame serait le mien assez vite. Un auteur n'écrit pas, il essaye d'écrire. Essayer, trouver l'ensemble de mots le plus adéquat pour décrire tout ce qui se passe en dedans en espérant que ça sonne juste... sur le long terme, c'est un coup à finir fou. L'auteur n'était-il pas complètement dérangé avant même d'écrire une ligne ? Peut-être, tout compte fait. L'est-il un peu moins après le point final ? Pas certain.
Je ne crois pas être de très bonne compagnie. Elle a la délicatesse de ne pas me le faire remarquer. Elle s'occupe comme elle peut, apprend à connaître l'humain et ce qui le compose. Lentement, elle prend ses marques dans mon appartement. Il lui arrive de prendre des douches. Je la soupçonne de se prélasser dans ma baignoire, de se perdre sous une couche de bulles pour son simple plaisir. Je ne crois pas que les dépressions soient sales. Comme la nourriture, se laver ne doit pas être un besoin primaire pour elle. Aussi, je ne la vois jamais se maquiller, pourtant, je ne peux ignorer ses lèvres rouges, ses yeux ténébreux. Elle boit beaucoup d'alcool. Je crois qu'après m'avoir vu ivre le soir du nouvel an, elle cherche sans relâche à effleurer l'état d'ébriété, n'y parvient jamais, n'y renonce pas pour autant.
La lumière du jour devient un luxe que je ne prends plus la peine de m'offrir. Le double-vitrage de mon appartement calfeutre le brouhaha citadin, j'apprécie. Un klaxon haineux nous parvient de temps en temps. Hel sursaute à chaque fois, j'imagine qu'elle juge les humains trop bruyants. Nous nous accordons sur ce point. Je trouve des stratagèmes pour limiter les contacts sociaux. Je préfère les mails aux appels en remerciant leur inventeur, sans doute un introverti. Je fais livrer mes courses, demande souvent à Hel de les récupérer auprès du livreur ce à quoi elle a toujours la même réponse :
- La seule humaine que je tolère, c'est toi.
Je sais qu'elle ment. Qu'en vérité, elle n'existe qu'à travers mes yeux.
- Es-tu un genre de fantôme ? je lui demande en rangeant mes placards pour accueillir les dernières denrées acquises.
- Les fantômes, c'est vulgaire, grogne-t-elle, assise à la table de la cuisine près de la fenêtre. Ne me compare pas à ce genre d'individu, je te prie.
Je fronce les sourcils en arrachant l'emballage plastique d'un pack de lait.
- Pourquoi les trouves-tu vulgaires ?
- Ils errent en oubliant le temps qui passe. Ils choisissent un lieu et s'y accrochent sans but. Ils sont trop déprimants, même pour moi.
- Un peu comme moi, tu ne crois pas ? je lui fais remarquer en haussant un sourcil.
- Toi, tu respires.
Je ne la contredis pas, sa logique est implacable. Voilà donc la raison de ses inquiétudes démesurées. Probablement a-t-elle peur que je devienne un vulgaire fantôme.
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Le serpent avait l'air gentil.
RomanceCe n'est plus un secret, elle est dangereuse pour ma survie. J'adopte définitivement la vision du serpent. Ici, elle est l'animal et le maître à la fois. Charmeur en planque. Et moi... moi je pourrai danser comme ces foutus reptiles si elle se décid...