Jour 189 :

224 23 3
                                    


La vie est plus douce depuis "l'incident", comme Hel aime l'appeler. Car même si nous en sommes sortis indemnes, je crois qu'elle ne digère toujours pas le fait d'avoir perdu un semblant de contrôle sur sa personne, et, par conséquent, que j'ai gagné au contraire un autre semblant de contrôle sur ce qu'elle est. Je comprends que malgré elle, elle ne m'appréhende plus de la même manière. Je ne suis plus qu'un vulgaire garde-manger, mais peut-être une proie moins facile que prévu avec laquelle s'amuser. Et je la soupçonne de détester m'envisager ainsi. Je bouscule sa nature, ébranle ses limites et ainsi on se renvoie la balle. Il est ardu de savoir jusqu'où exactement on peut aller. Ce qui nous lie nous dépasse toutes les deux. Elle est un prédateur que j'aime embrasser, je suis un butin qu'elle se refuse à voler.

Nous sortons de la phase d'observation, entrons en phase de test. Nous acceptons doucement l'idée que nous rapprocher nous est assassin mais qu'il ne peut en être autrement. C'est pourquoi nous apprenons à nous connaître par de longues conversations qui ne se terminent que lorsque je tombe de sommeil. Hel me raconte ses nombreuses vies qui ont défié le temps, elle évoque ses "anciens clients", les autres avant moi. J'apprends qu'à force de sauter de corps en corps, elle en est venue à parcourir le monde et les époques. Elle a connu la prise de la Bastille, le chute du mur de Berlin et a même habité le corps d'un pilote de North American P-51 Mustang durant la seconde guerre mondiale.

- Sympa le type, doué pour conduire un avion, raconte-t-elle en se perdant dans ses souvenirs. Mais alors les Américains et leur habitude de mastiquer des chewing-gum à longueur de journée, j'avais l'impression de vivre avec une chèvre, râle-t-elle finalement.

Je ris à sa remarque. Elle m'intrigue autant qu'elle me fascine. Je lui invente un passé des plus romanesque et je crois ne pas tomber très loin de la vérité. Je me demande alors ce qu'elle peut bien me trouver en comparaison du pilote d'avion. Ma vie, à côté de tout ce qu'elle a vécu, doit lui paraître bien fade et je peine donc à comprendre pourquoi je suis la première qu'elle choisit d'appeler "son amie". Suis-je vraiment différente des autres ? Je plisse les yeux en imaginant déjà ce qu'elle pourrait dire de moi à sa prochaine victime. Quelque chose comme : J'ai passé quelque temps avec un auteur maudit. Le genre ermite paumé qui passe plus de temps à empester la cigarette qu'à écrire. Les Français et leur mélancolie intempestive... j'ai sincèrement hésité à me tirer une balle.

- Allons, joli cœur, ce n'est absolument pas ce que je pense de toi, me corrige-t-elle en passant une main dans mes cheveux alors que nous sommes toutes deux affalées l'une contre l'autre dans le canapé.

- Peut-être mais tu avoueras que ma vie est bien calme, je lui fais remarquer, les yeux fixés sur mes doigts que je triture nerveusement.

Elle rit d'une voix grave et c'est comme un ronronnement au creux de mon oreille. Puis elle allonge le bras qu'elle a passé autour de mes épaules et vient montrer ma poitrine du doigt.

- Peut-être mais à l'intérieur c'est la meilleure tempête que je n'ai jamais goûté.

- Est-ce que ça veut dire que je te suffirais toujours ?

- Tu en doutes ?

Je hausse les épaules, je ne sais pas vraiment, toute cette situation garde malgré notre apprentissage mutuel une dimension tout à fait floue. De nous deux, je ne garde qu'une certitude : je ne veux pas qu'elle parte.

- La dépression de mon éditeur a disparu du jour au lendemain. Ils ont été amis, puis il l'a quitté comme ça, sans dire au revoir, j'explique avec un brin de crainte au fond de la voix que je ne parviens pas à cacher.

Elle réfléchit une seconde, conjugue son vécu à mes paroles, cherche à me donner une réponse constructive, puis déclare :

- C'est étrange, je n'ai jamais été dans ce cas de figure, ce sont toujours mes clients qui m'ont quitté. Je ne suis pas du genre à les abandonner.

- Tu sais ce qu'est devenu l'aviateur ?

- Il est mort dans un crash, se souvient-elle avec tristesse.

- Oh ? Son avion avait un problème ?

Elle plisse les yeux, fouille dans sa mémoire puis murmure :

- Je crois qu'il a seulement lâché le manche.

Un silence macabre passe dans la pièce lorsque nous comprenons toutes les deux ce que ses paroles ne disent pas. Je mesure lentement l'effroyable pouvoir qu'elle peut avoir sur celui qu'elle a choisi. Je devine subitement comme si j'étais resté dans un déni total jusqu'à maintenant, qu'à la fin, ça sera elle ou moi et que ça ne peut en être autrement.

Pas si prête à me confronter à une défaite pourtant des plus évidentes, je refoule l'aiguille de tristesse qui pique ma poitrine et change de sujet.

- Et la dépression de mon éditeur ? Que penses-tu qu'elle soit devenue ?

- Difficile à dire... dit-elle en me semblant sincèrement intéressée par la question. Si elle a abandonné son client, j'imagine qu'elle a dû en payer les conséquences.

Je fronce les sourcils et réfléchit à la meilleure façon de prononcer une ineptie pareille.

- Est-ce que vous avez une sorte de hiérarchie ? Tu dois rendre des comptes à ton patron ?

- On peut dire ça, oui... élude-t-elle en se laissant à embrasser mon front.

Je comprends que je n'en saurais pas plus, qu'elle se plaît à garder une part de mystère. A-t-elle les mains liées par un protocole, peut-être un règlement qui lui interdit de divulguer certaines informations à ses humains... impossible à dire même si cette pensée engendre une curiosité malsaine en moi.

- Et ce n'est pas autorisé ? D'abandonner un client, je veux dire.

- Tu es bien curieuse aujourd'hui, joli cœur, remarque-t-elle en m'offrant un sourire tendre.

- J'apprends à te connaître, c'est tout, je rétorque en me tournant légèrement pour la regarder parce que ses yeux noirs ont le don de me manquer.

Elle sourit un peu malicieusement, prends le temps d'arranger mes cheveux d'un geste gracile puis débite calmement :

- Je déteste l'été, je préfère les films en noir et blanc. Je te donnerai bien ma date de naissance mais elle m'est inconnue, dit-elle en plissant les yeux. J'ai parcouru le monde mais j'ai une réelle faiblesse pour la France et Kurt Cobain a été mon meilleur ami pendant des années. C'est tout ce que tu as besoin de savoir pour le moment, termine-t-elle en apaisant ma soif de savoir d'une caresse sur ma joue.

Je l'observe une seconde sans rien dire. Je pourrais être ravie des bribes de sa personne qu'elle m'offre à cet instant. Pourtant la saveur de ces révélations se révèle amère parce que je ne suis pas stupide et qu'elle s'en doute puisque qu'elle ne m'en dit pas plus. Je me rappelle que tout est plus morose en hiver. Je devine la dimension mélancolique d'un long-métrage sans couleur. Je crois savoir que la France à la palme d'or des pays les plus dépressifs au monde. Et je ne me souviens que trop bien des circonstances de la mort de Kurt Cobain...

Je soupire intérieurement. Si vraiment hiérarchie il existe chez les dépressions, je la soupçonne de n'avoir de compte à rendre à personne, je la soupçonne d'en être le patron. 

Le serpent avait l'air gentil.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant