Jour 77 - Deux heures plus tard :

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Je finis mon assiette non sans un léger haut-le-cœur. Manger me devient laborieux, même pour des pancakes surgelés. Je grimace en lâchant ma fourchette. Le reste de sirop d'érable me colle au doigts, je déteste ça. Je me lave les mains, allume une cigarette. A travers la fumée, je fixe la porte de ma chambre toujours désespérément fermée. Je ne sais véritablement comment agir. Hel m'a laissé entrevoir un visage encore inconnu, celui d'une étrangère qui flirtait avec l'idée de me détruire. C'est la première fois que je la perçois en proie à de telles émotions. Je mesure l'étendu du self contrôle dont elle fait preuve en permanence et conjugue cela à son envie de me dévorer puisque, comme elle me l'a laissé entendre, c'est dans sa nature. J'oublie parfois qu'elle peut m'être néfaste, qu'elle est un fléau pour le genre humain.

Cette semaine semble l'avoir poussé dans ses retranchements. Mon cœur se serre à cette idée. Comme un accord tacite, nous nous étions mises d'accord pour ne pas atteindre à la vie de l'autre. Illogique quand nous savons ce que nous sommes l'une pour l'autre. En plus de deux mois, c'est son premier dérapage. Malgré moi, je crains qu'il y en ait d'autres. Je me dégoûte de penser ainsi mais j'admets qu'elle me fait peur. Qu'en une seconde, elle est parvenue à me terrifier quand j'ai caressé l'idée qu'elle pouvait être instable, une criminelle en cavale. Un peu plus tôt, j'ai été confronté de près à la folie qui virevolte dans ses yeux, et j'ai pris conscience du pouvoir qu'elle a sur moi. Je la devine puissante, la comprends inarrêtable. Et quelque chose fond dans ma poitrine quand je conçois qu'elle pourrait me fendre en un claquement de doigt mais qu'elle choisit de ne pas s'abaisser à ça. Pourquoi me préserve-t-elle ainsi ? Il m'est encore impossible d'y trouver une raison valable.

Le silence m'est insupportable. Je rêve de l'entendre marcher dans l'appartement, ouvrir et fermer la porte du micro-ondes pour savoir à quel moment la lumière à l'intérieur s'éteint. Je veux du mouvement, sa voix, une réponse à une question que je n'aurai même pas posée. Je veux qu'elle s'immisce à nouveau dans ma tête, qu'elle se permette de décortiquer mes pensées les plus inavouables. Une simple porte nous sépare mais elle me manque. Je n'aime pas la voir effacée. Elle est entrée dans ma vie avec force et fracas, la demi-mesure ne lui sied pas.

Je me doute qu'elle est dans l'instant incapable de revenir vers moi. J'ai bien compris que c'est honteuse qu'elle s'est cloîtrée dans ma chambre et que la balle est à présent dans mon camp. Je crois qu'elle aussi a eu peur de ce qu'elle pourrait me faire. Je consume la cigarette jusqu'au filtre comme si je prenais une dose de courage et l'écrase en soupirant. Je m'avance, prudente, incertaine jusqu'à ma porte de chambre. Je ne toque pas. Elle ne s'est pas annoncée avant d'apparaître dans ma vie, j'en ferai de même. J'entrouvre la porte. Le grincement me fait grimacer. La pièce est plongée dans le noir. Je distingue vaguement sa silhouette sur mon lit.

Elle est assise au bord du matelas, ses genoux ramenés contre son buste, en boule comme si elle voulait disparaître, comme si elle craignait de déranger, s'excusait d'exister. Cette vision me peine. Je n'aime pas la voir faible. Lorsqu'elle se laisse ainsi tomber, j'ai l'impression détestable que je ne suis pas en mesure de la rattraper. Je soupire intérieurement et m'avance. J'appuie volontairement mes pas sur le sol pour qu'elle puisse m'entendre. Comme quoi, malgré ma volonté d'impolitesse, je m'annonce tout de même. Je m'assoie en silence à côté d'elle. Elle ne bouge pas et fixe un point invisible sur le mur d'en face. J'ose quelques coups d'œil vers elle alors que je ne sais pas quoi dire. Quand elle semble enfin capter ma présence, elle ferme les yeux et prend une grande inspiration.

- Pourquoi es-tu si triste ? murmure-t-elle en tentant maladroitement de se concentrer sur mes émotions.

Je hausse les épaules en taisant la joie certaine que me procure le son de sa voix.

Le serpent avait l'air gentil.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant