Chapitre 1

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[Aramis]

     Cela faisait maintenant plusieurs heures que le carrosse cahotait sur les routes. Ses parents avaient tenu à ressortir le véhicule de la grange et à le faire remettre en état pour effectuer le trajet. Son moyen de transport préféré devait être le cheval, elle aimait beaucoup en faire, mais elle doutait que pour des longues distances, surtout comme celle-ci, cela aurait été véritablement agréable. Cependant, la jeune femme avait oublié le peu de confort des sièges à peine rembourrés, cet inconfort augmentant proportionnellement au temps passé dessus. Autant dire que son derrière devait ressembler présentement à de la compote.

     Mais il était vrai que les dorures, un peu ternies soient-elles, restaient des dorures qui feraient plus grande impression que si elle arrivait échevelée et rouge de fatigue d'avoir parcouru toute cette distance. Sans parler du fait qu'il lui aurait été difficile de transporter les quelques toilettes qu'elle tenait-là, lesquelles avaient épuisé une belle partie des économies de ses parents. A vrai dire, l'organisation de son voyage devait être probablement leur plus grande dépense depuis au moins une décennie. De penser que tant de choses avaient été investies dans ce projet lui donnait des frissons.

     Elle n'avait pas le droit à l'erreur, ces péripéties, ce plan si longtemps ruminé était le dernier sursaut de vie d'une famille à l'agonie. Elle maudissait son père de s'être laissé happer par les jeux, elle maudissait sa mère d'avoir dépensé sans compter pour s'offrir robes et bijoux. Mais surtout, elle les maudissait tous les deux d'avoir refusé de voir leur endettement certain, de s'être accrochés à leur vie d'opulence comme si de rien n'était, les obligeant à vendre la quasi-totalité de leurs biens et à s'exiler du jour au lendemain dans leur vieille maison de campagne.

     Elle se souvenait de son père, qui continuait de bomber le torse dans les pièces, de sa mère qui faisait mine d'ignorer les rumeurs sur son passage. Ils croyaient peut-être qu'ils ne se rendaient compte de rien, et, tout compte fait, c'était le cas pour sa soeur, plongée dans ce monde merveilleux et magique d'enfant où rien de mal n'arrive, et pour son frère, qui gobait toute les belles paroles du paternel, considérant ce dernier comme un modèle. Mais elle, elle entendait. Mais elle, elle écoutait. Elle était simplement trop jeune pour comprendre ce que cela signifiait réellement, ou tout du moins, elle comptait sur ses parents pour redresser la situation. Peut-être finalement s'étaient-ils tous plongés dans un déni collectif, alternative plus douce que de faire face à la dure réalité. Oh bien sûr, ils en avaient payés les frais.

     Soudain le carrosse décéléra. Elle passa la tête par la petite fenêtre et aperçut le bâtiment qui n'avait aucunement perdu de sa superbe. Le véhicule traversa les grilles dorées qu'elle avait quittées pour la dernière fois il y a près de quinze ans. Dès lors qu'il passa de l'autre côté, elle sut qu'elle avait franchi un point de non-retour. Quand l'engin se fut stoppé complètement, la jeune femme ouvrit la porte et descendit précautionneusement, en prêtant attention à ne pas accrocher sa robe dans l'ouverture ou le marchepied. Elle lissa son habit, remit son chapeau en place et inspira profondément. Puis redressa la tête pour inspecter les environs.

     Elle qui ne se laissait pas impressionner si facilement, elle se sentait minuscule face à l'écrasante magnificence de l'édifice qui se dressait en face. Il lui semblait encore plus sublime que dans ses souvenirs avec ses dorures délicatement sculptées scintillant au soleil. L'on racontait que pour les personnes venant ici pour la première fois , la vue leur coupait le souffle, laissant une impression qui les marqueraient à vie. Et même s'ils n'avaient là sous les yeux, à son avis, guère plus qu'un aperçu cachant le magnifique joyau qu'étaient les Jardins, sa partie préférée. En tout cas, le sentiment qui envahissait son coeur sur le moment n'était aucunement différent, mêlé peut-être tout de même à une pointe de nostalgie. Il y avait si longtemps qu'elle était partie...

     Un valet vint à sa rencontre.

« Bienvenue à Versailles, Madame... ?

— De Coligny. Comtesse de Coligny. On vous a dû vous prévenir de mon arrivée.

— En effet Madame.

— Vous avez normalement reçu des bagages à mon nom il y a peu. Cependant j'ai avec moi quelques affaires supplémentaires qui devront êtres amenées à mes appartements.

— Tout sera effectué selon vos désirs. Juliette ici présente va vous y conduire » dit-il en désignant un jeune servante arrivée derrière lui.

     Celle-ci se mit en route et la comtesse la suivit. Sitôt qu'elles pénétrèrent dans le château le peu de regards présents se tourna en leur direction. Aramis releva le menton, son visage paré du masque d'impassibilité qu'elle s'était entraînée à afficher, feignant d'ignorer les rumeurs qui se répandaient comme une traînée de poudre sur leur passage. Pour l'instant aucun ne devait être au courant du comté qu'elle représentait car ils avaient convenu d'une arrivée plutôt secrète, mais quand son identité serait connue de tous, s'intégrer pourrait devenir plus compliqué.

     Elle imaginait qu'on jaserait à propos de la déchéance familiale, de son statut qui ne voulait plus dire grand chose, ou de la petite campagnarde qui n'avait rien à faire au milieu des puissants. Certains seraient curieux à propos des raisons de son retour soudain à la Cour, d'autres se montreraient méprisants, rabâchant qu'elle ne valait pas mieux qu'un paysan et qu'elle  n'avait pas sa place ici.

     Juliette la guida à travers le bâtiment avant de s'arrêter devant une porte blanc et or qu'elle ouvrit, s'effaçant ensuite pour permettre à la comtesse d'entrer. Cette dernière s'exécuta et entreprit de détailler ses nouveaux appartements tandis que l'on refermait derrière elle.

     Sa chambre se situait dans une aile plutôt calme à ce qu'il lui avait semblé, ce qui lui convenait parfaitement, d'une taille modeste mais tout de même un tantinet plus grande que ce à quoi elle s'attendait. Cependant, ce n'était pas cela qui la surprenait le plus. Non, elle ne s'était certainement pas préparée à une telle richesse du mobilier et de la décoration. Ils semblaient tous, sans exception, être recouverts d'une -plus ou moins excessive- touche d'or, et, pour certains, devaient coûter plus qu'elle ne pouvait penser. Il y avait longtemps qu'elle n'en avait vu de cette qualité, de cette finesse. Mais le dernier point, et pas des moindres, était que les fenêtres proposaient une vue sur les Jardins. Oh Dieu qu'elle les adorait ces Jardins ! Son frère et elle y jouaient souvent à cache-cache, parfois des heures durant, ne rentrant que lorsque leur gouvernante les appelait.

     La comtesse fut tirée de ses pensées par deux serviteurs acheminant le peu de bagages qui avaient fait le trajet avec elle. Un valet, entré à leur suite l'informa que le Duc ne pouvait l'accueillir en personne, mais qu'il espérait qu'elle avait fait bon voyage, et qu'il lui souhaitait une bonne installation. Dès qu'il eut délivré son message, l'homme repartit, la laissant seule avec sa femme de chambre discrètement postée dans un coin de la pièce.

     Aramis balaya la pièce du regard dans son ensemble avant de soupirer. Un nouveau chapitre de sa vie commençait. Elle avait une mission à accomplir.

Double JeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant