Le mois de décembre, au Japon, c'est celui des bônenkai à répétition. Bônenkai veut dire « réunion pour oublier l'année ». Celle qui vient de s'écouler, bien sûr. À chaque cercle social, une de ses réunions obligatoires. J'en eus une pour chacun de mes cours de danse : ceux je prenais, ceux que je donnais. Et Hide disparut de nouveau de mes soirées. Il avait ses propres réunions pour oublier l'année... auxquelles je n'étais pas conviée.
L'une de ces soirées eut lieu à Ginza. Ce quartier, florissant pendant la bulle économique, n'a jamais été l'un de mes préférés à Tokyo. Pendant longtemps, il fut le territoire du Sumiyoshi-kai, une organisation concurrente qui avait fini par conclure une trêve avec le Yamaguchi-gumi, se faisant de plus en plus grignoter par ce dernier. Finalement, le clan de Kôbe avait été le seul à pouvoir résister à la révision des lois anti-gang de 1992. En tout cas, Hide ne m'avait jamais défendu d'y aller, et d'ailleurs, je n'étais pas censée avoir de lien avec les yakuzas lorsque j'étais avec mes collègues de la danse : j'avais dit à ces dernières que je m'étais mariée, mais j'avais évité de leur dire avec qui.
Il y avait une autre raison pour laquelle je n'aimais pas ce quartier... c'était celui de Noa. C'était là où se trouvaient ses restaurants préférés, les magasins des marques de luxe dans lesquels elle aimait s'habiller. Je savais également qu'elle avait baisé avec Hide dans presque tous les love-hôtels du quartier, ceux de Shinjuku étant sûrement trop « communs » pour ses goûts. J'avais réussi à soutirer l'info à mon mari lors de notre voyage à Kyôto, pendant lequel, bizarrement euphorique, il m'avait laissé lui servir tout un mélange d'alcools pour l'affaiblir et le forcer à répondre à mon déluge de questions sur sa relation passée avec Noa. Cette dernière me hantait encore : à mes yeux, Noa et sa sœur Miyabi restaient les deux ombres au tableau, qui m'empêchaient de profiter complètement de mon mariage.
Mes collègues du cours d'ethno-fusion, Sao y compris, avaient réservé dans une izakaya un peu huppée à la mode chez les trentenaires tokyoïtes. Je trouvais Sao un peu amaigrie, ce que je mis sur le compte de sa rupture avec Taka. Dans l'entrée du restaurant, je lui demandais discrètement si elle avait reçu le saké de Sendai supposément ramené par Masa : elle me répondit par un bref sourire qui voulait dire oui, puis pressa ma main pour me signifier que la conversation sur ce sujet allait s'arrêter là ce soir. Hors de question de se risquer à parler de membres de l'organisation devant nos collègues de la danse.
La soirée se déroula sans encombre. Nous commandâmes des cocktails, boissons bannies des tables de yakuzas qui ne devaient boire que du whisky, du saké ou de l'alcool de patates, et tout un assortiment de plats pour accompagner. Par chance, la plupart de ces filles étaient hippies et végétariennes : la baleine n'apparut donc pas au menu. La conversation tourna autour du spectacle de fin d'année de notre groupe au Spiral d'Aoyama, et du départ définitif d'Anfal à Bali : quelqu'un parmi ses élèves allait donc devoir gérer le studio à sa place.
— Elle garde son appart', non ? m'enquis-je.
— Oui, elle s'est séparée de Goro... c'est pour ça qu'elle s'en va. Je crois qu'elle en a un peu marre du Japon, répondit Mavi, une ancienne élève des débuts qui dirigeait le cours d'ethno-fusion. Et puis, elle a peur des radiations... tu n'as pas peur, toi, Lola ?
Je secouai la tête.
— De toute façon, si on devait être contaminés, c'est déjà trop tard. C'est dans les jours qui ont suivi la catastrophe que les niveaux de radiation les plus élevés ont été enregistrés.
Hide m'avait raconté — il le tenait des équipes de nettoyage embauchées par le Yamaguchi-gumi, qui avait été le premier sur place après l'abandon du site par Tepco — que le deuxième jour, dans le bâtiment du réacteur 1, les niveaux de radiations étaient si hauts qu'ils auraient tué un homme en quelques heures. Des centaines de yakuzas de bas rangs, des gamins comme Yûji ou des vétérans sur le carreau n'ayant plus rien à perdre, secondés par des SDF et des travailleurs surendettés, avaient lutté pendant des jours pour refroidir le réacteur en pleine fission, qui menaçait d'exploser à chaque moment. La plupart de ces types allaient probablement mourir dans les années à venir. Si la catastrophe ultime avait finalement été évitée, ce n'était pas grâce au gouvernement japonais ou à Tepco, mais au sacrifice de tout ce que ce pays tenait pour la racaille de la société : des clodos, des gangsters et des candidats au suicide accablés par les dettes.
VOUS LISEZ
FEMME DE YAKUZA (sous contrat d'édition chez BLACK INK)
Storie d'amore"Elle pourrait être le plus beau joyau d'un homme, la plus prisée de ses possessions. Et une arme, également, contre ses ennemis." Je m'appelle Lola. Je vais peut-être devenir la première occidentale à épouser un parrain de la mafia japonaise... Ôka...