Chapitre 5 : l'avertissement

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Nous nous sommes réfugiées dans une taverne.

Celle-ci est calme à cette heure, seule une poignée de clients étant disséminés aux tables et au comptoir.

Pendant que Tsuyu reste à mes côtés comme une présence rassurante, Kyoka est parti nous commander à manger.

« Tu vas mieux ? »

« Oui... oui... merci. Je... désolé pour le coup de panique que j'ai dû vous donner. »

« Ne t'en fais pas. » me coupe-t-elle, « Il n'y a pas de mal. Tu nous as fait peur sur le moment, mais l'important est que cela soit passé et que tu ailles mieux ! »

Je hoche la tête.

Mais c'est alors qu'une voix minaude : « Eh, vous êtes toutes seules, mesdemoiselles ? »

C'est un homme filiforme avec un bandana rayé sur la tête qui vient de prononcer ces mots, s'asseyant à notre table sans même attendre notre réponse !

« Je vais vous tenir compagnie, mes souris... »

Son articulation laborieuse témoigne de plusieurs verres d'alcool.

« Nous attendons une amie, merci, vous pouvez partir. » lui rétorque l'ex-fille-grenouille, insistant distinctement sur chaque syllabe pour lui faire bien comprendre que sa présence n'est pas la bienvenue... mais il n'a pas l'air de comprendre le moins du monde ! Au contraire, il ricane : « Trois pauvres princesses, merveilleux ! Plus on est de fou, plus on riiiit... Arg ! »

Sa fin de phrase a été coupée par un nouvel arrivant qui la prit par la peau du cou avant de le jeter dehors !

« Elles ont dit non. Poivrot. »

Notre sauveur revient ensuite et s'assoit posément à une chaise qu'il tire près de notre table.

« Tu ne devrais pas être là, protégée du Bestial. » déclare d'un ton bas et neutre le Troisième serviteur.

« Ta... Takumi... C'est bien ça ? » je bredouille, pas sûr de moi.

« Tamaki. Pars de ce pays. »

« Mais... »

« Le territoire de l'Abyssale n'est pas un endroit pour toi. J'insiste : quitte cet endroit tant que tu le peux. »

« Pourquoi ? » intervient Tsuyu, sur la défensive.

J'admire son courage de s'adresser ainsi à un maudit supérieur, surtout que nous l'avons vu dompter d'un seul coup de pied un énorme monstre lors de notre rencontre dans la Forêt !

Le serviteur tourne la tête lentement dans sa direction, la regardant d'un œil fatigué.

« ...Parce que. »

« Ce n'est pas une réponse. »

L'autre soupir profondément.

« ...Une tempête a eu lieu ce matin même. »

Les filles froncent les sourcils face à cet inattendu changement de sujet.

« Savez-vous pourquoi ? Non, ce n'est pas un phénomène naturel, bien que les gens d'ici le voient comme tel... C'est le Roi des Abysses qui était sorti de sa tanière. »

Un silence de glace s'abat.

« ...Mon seigneur ne fait pas attention au monde qui l'entoure quand il sort. Et il est imprévisible... Il y a bien quelquefois où il a suffisamment de conscience pour se contrôler et faire des choix réfléchis... », il s'interrompt le temps d'une grimace douloureuse, « Mais ce n'est pas forcément mieux. Alors... Ne faites pas comme les gens d'ici, qui restent justes parce qu'il considère que ce n'est qu'un des aléas de la vie... Partez toutes les trois. »

Sur ce conseil aux allures presque d'ordres, son regard morne a coulé sur Kyoka qui est figée à côté de nous, trois assiettes de poissons avec de riz en équilibres sur les bras.

Le Troisième serviteur l'en déleste poliment et les pose sur la table, puis se lève.

« ...Mes deux collègues sont aussi à ce village, en ce moment, jugeant à leurs manières des dégâts causés par notre souverain... Mangez puis déguerpissez avant de les croiser. »

« ... Pourquoi est-ce que je devrais avoir peur du Premier ? C'est lui qui m'a invité... »

Lui comme moi nous interrompons, interloqués un instant que j'ai lu en lui la peur que lui inspire Deku, avant même qu'il ne la prononce !

Lorsqu'il reprend la parole, c'est avec un ton bas et lent : « Il t'a invité... ? Ah... Dans ce cas... Il est peut-être déjà trop tard, alors... Fuis. Maintenant ! »

Il a soufflé ces deux derniers mots avec une crainte primale pointant dans le fond de ses yeux soudain bien plus animé.


*

Momo regarde l'immense silhouette des montagnes.

Un éclair de nostalgie la traverse.

Même sans compter ces siècles dans la glace, sa dernière visite au pays de la mer remonte à fort longtemps.

Elle descend de cheval pour s'approcher de la rivière et des pontons.

La femme sourit alors qu'elle avise les passeurs en pleine sieste dans l'herbe.

Mais plutôt que de les réveiller, elle préfère les laisser dormir et s'avance en direction de l'eau.

Il est temps de voir si ses années comme dévouée des déesses-sœurs lui sont toujours utiles...

Elle s'accroupit et trempe ses doigts dans l'onde.

Momo demeure ainsi immobile un long moment, formulant une prière muette.

Puis, au prix de longues minutes, la surface de l'eau se déride, avant qu'une forme serpentine n'en émerge.

L'apparition fixe la femme de ses yeux profonds comme l'abime.

Mais sans montrer de peur, elle questionne à mi-voix : « Je m'excuse de vous déranger, mais pourrais-je avoir l'audace de vous adresser deux demandes ? Trois filles sont surement passées il y a peu sur votre dos, pouvez-vous confirmer ? »

L'autre hoche la tête avec une lenteur infernale, goutant sur l'herbe.

« Merci. Ensuite, pourriez-vous me permettre de traverser ? Je souhaite me rendre dans le pays de votre maître. »

L'être frémit, son eau s'agitant, mais il finit par tourner la tête vers l'une des embarcations, dont il s'approche avant de se retourner, dans une invitation muette.

« Soit. Mais je compte sur vous pour la ramener plus tard. »

Et elle monte à bord.

L'ère des maudits - 4 - le Roi des abyssesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant