Partie 4 : Fusion. Chapitre 5 : L'usine

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Je n'ai pas une vie facile, mais je suis quand même heureux. Je veux dire par là que je n'ai pas eu la possibilité de choisir ce que sera ma vie. Je suis allé à l'école jusqu'à mes 10 ans. Ensuite, on m'a envoyé travailler à l'usine.

Nous avons la chance d'avoir une usine à Yongchuan. Sinon, je serai parti pour les travaux des champs. Tel est lot des enfants des campagnes ici. Ceux des grandes villes ont plus de chance, ce sont les riches qui habitent les grandes villes. Ils feront des études longues et choisiront leur métier, un métier qui rapportera de l'argent.

Ainsi la société est faite, l'argent va aux riches et les pauvres restent pauvres. Ma famille est pauvre. Je suis le seul enfant et naturellement un garçon. Les familles pauvres ne peuvent pas se permettent de garder une fille. J'ai accepté ma condition, d'ailleurs je n'avais pas conscience d'avoir une vie différente des autres enfants du monde, puisque nous avons tous la même dans notre ville. J'en ai eu conscience qu'après avoir commencé à travailler à l'usine. J'ai alors côtoyé des enfants de Yonschuan qui est une ville plus grande que la mienne, Yangzijing, et j'ai déjà remarqué des différences.

A Yonschuan, il y a des enfants qui continuent à aller à l'école. Alors, je me suis renseigné, et c'est là que j'ai compris. Tous les enfants n'ont pas le même statut, ils y a ceux des riches et ceux des pauvres. Je fais partie de ceux des pauvres. Je travaille donc à l'usine et j'ai accepté ma condition, malgré tout, j'ai la sensation de ne pas être à ma place, que ma vie ne devrait pas être là. Ma vie, devrait être en France. Je ne connais pas la France, c'est tout juste si je sais la placer sur la mappemonde. Je ne sais donc pas pourquoi j'aimerai être là-bas, c'est une sensation étrange qui me tourmente de plus en plus, seulement, je suis né en Chine, à Yangzijing à côté de Yongchuan, en plein milieu de la Chine.

Je suis redevable à mes parents et ils ne me comprendront pas si je leur dis que je veux aller en France. Pourtant depuis que je suis petit, j'ai la conviction que ma vie devrait être là-bas, qu'on m'y attend. J'ai même des noms en tête et même une adresse, enfin, il me semble que ce doit être une adresse. Mais peut-être je fabule, peut-être ai-je inventé tout cela car ça n'a pas de sens. En fait, la seule chose qui me laisse penser que je ne l'ai peut-être pas inventé est que ces noms ne sonnent pas chinois. D'ailleurs, je ne suis pas sûr de pouvoir les écrire.

Mais de toute façon, à quoi bon y penser, jamais je ne pourrais y aller. D'une part, je n'aurai jamais les moyens de me payer le voyage et d'autre part jamais je ne pourrais abandonner mes parents. Ils ont bien trop besoin de moi car je suis leur seul enfant. Ils n'avaient pas le droit d'en avoir un deuxième. La loi de l'enfant unique a été assouplie il y a longtemps, c'était en 2013, car dans les campagnes il n'y avait presque plus de filles, mais beaucoup de familles continuent cette tradition de l'enfant unique. Cette politique avait été imposée parce que la croissance démographique de la Chine était bien trop forte, les familles n'avaient le droit d'avoir qu'un seul enfant, sinon, il y avait une amende à payer, or les paysans ne peuvent se permettre de payer une telle amende.

Pour les familles qui avaient une fille, c'était la catastrophe, car en plus d'élever un seul enfant, cet enfant partait quand il se mariait et les parents se retrouvaient seuls pour subvenir à leurs besoins lors de leur vieillesse. Aussi, cette loi a eu comme conséquence horrible que les familles ayant une fille, la laissait mourir les jours suivants sa naissance. Je sais que j'ai eu une sœur ainée qui est née deux ans avant moi, elle est morte à trois jours. Dans nos petits villages, il y a donc quasiment que des hommes, les filles sont assez rares.

Bien que je ne pourrai jamais aller là-bas, j'ai envie d'essayer d'écrire à cette adresse, en espérant que c'est bien une adresse. Je verrais bien si on me répond. J'ai tellement de questions sans réponses, si on me répond, peut-être je comprendrais mieux cette sensation et ces rêves. Au pire, ce n'est pas une adresse et ma lettre se perdra.

Les âmes sœursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant