Les Sables du Temps - Octingenti Tome 1

𝐂𝐇𝐀𝐏𝐈𝐓𝐑𝐄 𝐗𝐗𝐈

            Les derniers jours de la semaine avaient passé lentement, dans l'attente de cette fameuse soirée chez Esteban. Rose et Victoria s'étaient retrouvées plusieurs fois dans les mêmes cours que leurs camarades du voyage : Rose avec Matthieu et Stan en géopolitique, Victoria avec Oscar, Liam, Maia et Julia en mathématiques, et elles s'étaient toutes les deux retrouvées en humanités littérature et philosophie avec Stan, Julia et Matthieu. Cependant, aucun n'osa aller vers les autres. De plus, les deux amies étaient dans la même classe que Stan. Le samedi était enfin arrivé. Dix-sept heures trente, Victoria quittait sa maison pour se rendre chez Rose. Elle devait prendre un bus pendant cinq minutes puis marcher un peu pour arriver chez elle. Les deux amies étaient ravies de se voir. Elles passèrent la fin de l'après-midi à essayer différentes tenues, différentes coupes de cheveux, et à se maquiller. Rose prêta une attention particulière à sa frange, et Victoria à son eyeliner. Elles furent enfin prêtes, Victoria vêtue d'un haut noir à manches longues près du corps et d'un jean bouffant, puis Rose d'un sweatshirt bleu marine et d'un jean droit. Ce n'étaient pas des tenues très extravagantes, mais leur but n'était pas de se faire remarquer ni d'attirer l'attention, elles voulaient se fondre dans la masse. Elles quittèrent le domicile de Rose et rejoignirent la soirée en bus aux alentours de vingt heures. Elles grimpèrent la montée en direction de la maison d'Esteban. Le quartier était plutôt calme et elles avaient croisé seulement quelques passants : un père promenant son chien avec son fils, et un couple de personnes âgées déambulant dans le carrefour. Une forte musique se fit entendre à mesure que les filles se rapprochaient de leur destination. Elles s'arrêtèrent devant un grand portail entrouvert derrière lequel on entrevoyait des adolescents discuter. Rose s'avança et poussa légèrement le portail. Elle reconnut aussitôt des lycéens qu'elle connaissait, fit signe à Victoria d'entrer et Esteban se précipita vers elles. Le sourire aux lèvres, il s'élança :

– Salut les filles, vous allez bien ? Je suis content que vous soyez venues.

Rose, toute souriante, le remercia et commença à papoter avec lui. Victoria, elle, ne fit que toiser cet étrange jeune homme. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle ne pouvait pas lui faire confiance. Elle informa discrètement Rose qu'elle allait se servir à boire, et se dirigea vers le jardin. Là-bas, une quarantaine d'adolescents parlaient, buvaient, certains se baignaient dans l'immense piscine du jardin, et d'autres commençaient déjà à être plus que tactiles. Ayant promis à sa mère de ne surtout pas boire, elle se servit un verre de soda. Elle était seule mais personne ne vint lui parler. Tous étaient très occupés à discuter en groupe. Elle s'assit alors sur une banquette à l'écart de la fête. Elle observa l'action qui se déroulait en face d'elle. Des groupes riaient, se racontaient des anecdotes et des potins. D'autres buvaient et jouaient à des jeux d'alcool. Certains fumaient en retrait. La plupart dansait sur la musique qui passait depuis le début de la soirée. Quelques-uns se baignaient, plongeaient ou faisaient des figures impressionnantes pour sauter dans l'eau. Rose pavanait et papotait à gauche et à droite. Elle n'avait pas l'air de se soucier de Victoria. Celle-ci sirota son soda tout en fixant Rose. Allait-elle la remarquer et revenir lui parler ? Non, elle était prise dans une discussion et ne semblait pas vouloir s'en détacher. Victoria aurait pu aller vers les gens et faire leur connaissance, elle n'était pas timide. Mais tous les groupes étaient formés, et elle ne voulait pas s'incruster ni s'imposer. Depuis son arrivée dans la région, elle se sentait seule. Certes, Rose était rapidement devenue son amie, mais elle n'était pas comme ses amies de Paris. Elle connaissait déjà tout le lycée, avait des amis de loin et tout un entourage dans ces villes. Victoria était étrangère à tout ce monde. Alors qu'elle réfléchissait, soda à la main, contemplant la fête, elle entendit des voix derrière elle. Elle se tourna alors, et sur la banquette en diagonale, cinq mètres derrière elle, un garçon était allongé et une fille au-dessus de lui l'embrassait à en perdre le souffle. Victoria les dévisagea un court instant. Faire ce genre de choses à une fête organisée pour des lycéens, ce n'était pas très éthique. Mais ça devait être comme ça ici. Victoria agit comme si elle n'avait rien vu ; elle sirota à nouveau son soda en regardant son téléphone. Elle hésita à envoyer un message sur le groupe de ses amies de Paris. Mais Ilona ne lui envoyait plus de message. Victoria lui en envoyait pour prendre des nouvelles, Ilona répondait, mais elle n'envoyait jamais le premier message. Lorsque Victoria l'appelait, elle ne répondait pas toujours. Et lorsqu'elle répondait, l'appel ne durait pas longtemps. Victoria avait toujours cru à cette amitié et pensait qu'elle allait durer jusqu'à leur mort, mais elle ne faisait qu'idéaliser. Elle éteignit son téléphone, la gorge nouée. La voix retentit à nouveau, et elle la reconnut. Elle se retourna alors brusquement vers ceux qu'elle avait dévisagés quelques minutes plus tôt, et c'était bien ce qu'elle pensait : Liam avec une fille. D'après ce que Rose avait pu lui dire, ce comportement ne l'étonnait pas. Liam était le garçon à filles, celui qui attire l'attention et enchaîne conquête sur conquête. Embarrassée par ce qu'elle venait de voir, elle se leva et se dirigea vers le bar. La boule au ventre, elle se servit de l'alcool cette fois-ci. La soirée continuait, le soleil se coucha et elle enchaînait quelques petits verres. Personne ne lui avait adressé la parole depuis que Rose était restée avec Esteban. Ilona ne lui parlait plus, et Rose l'évitait. Plusieurs fois, elle s'était fait avoir : elle avait donné sa confiance et son attention trop vite, sous peine de se faire trahir. Alors à chaque fois qu'elle jugeait un comportement un peu suspect chez une amie, elle en tirait des conclusions hâtives et était dévastée. Victoria avait alors commis l'erreur de boire pour penser à autre chose et noyer ses pensées noires. Mais apparemment, elles avaient appris à nager. Des maux de tête lui prirent et sa tête commença à tourner. Quelques légères vagues de nausée passèrent. Elle n'avait pourtant bu que trois verres ! Ou quatre... Elle s'éloigna alors un peu du monde, et se rendit derrière le salon d'été où étaient installés le bar et tous ceux qui parlaient. Elle traversa un petit jardin jusqu'à un ensemble de fauteuils et canapés. Elle s'allongea alors. Cette sensation était à la fois affreuse et apaisante. Elle se sentait s'oublier, mais rester sur Terre en même temps. Sa tête bourdonnait, sa vision se troublait. Elle ferma les yeux, et pensa alors à tout ce qu'elle aimait. Sa famille, son chat, le cinéma, les chevaux, le snowboard. Des pas s'approchaient. Rose était enfin revenue, pensa-t-elle.