Chapitre 3

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Ce ne fut que plusieurs minutes après le départ d'Ariel Chappelle que je pris réellement conscience de ce qui venait de se produire dans mon bureau. J'avais carrément reçu la visite de l'épouse d'un des industriels les plus puissants du pays. Moi, une privée parmi tant d'autres.

Non, pas n'importe laquelle.

La seule femme du lot.

En m'engageant dans la police, je savais déjà que je m'embarquais sur une voie difficile, mais j'avais des étoiles dans les yeux et j'étais persuadée que suivre mes deux modèles était la bonne chose à faire.

Même si je n'avais regretté cette décision qu'après l'incident — et donc, beaucoup trop tard —, la vie à l'académie puis au commissariat n'avait pas été de tout repos. Ma promotion comptait juste deux femmes et, plus tard dans mon affectation, les rares autres jouaient les hôtesses d'accueil ou les secrétaires.

Le message était clair : Pas de gonzesse sur le terrain. Restez à votre place et faites pas chier.

Message reçu 0 sur 5, bande de connards.

Les dortoirs de l'académie n'étaient pas conçus pour accueillir hommes et femmes. Je partageais une chambre avec ma compagne d'infortune, et quant au reste... Eh bien, nous avions vite appris à nous défendre, à nous caparaçonner pour ne plus subir les remarques et les gestes déplacés de ces chers messieurs nos collègues.

Enfin, je disais « nous », mais en réalité, ma pauvre colocataire avait jeté l'éponge au bout d'un an. Je m'étais donc retrouvée seule à encaisser les coups de boutoir d'une gent masculine parfois en roue libre, qui avait besoin d'un exutoire au sein d'une formation exigeante.

Il n'y avait pas trente-six solutions pour être un tant soit peu respectée, ou au moins suffisamment crainte pour qu'on me foute la paix : trimer trois fois plus que les mecs tout en jouant sur leur terrain pour leur clouer le bec et maintenir leurs flots d'hormone à quai.

À défaut de briller dans les cours théoriques, je m'étais forgé un corps d'acier et avais appris à le connaître sur le bout des doigts pour en imposer dans les épreuves physiques.

À la première tentative de viol, je n'avais dû mon salut qu'à l'intervention d'un type moins con que les autres qui avait calmé les esprits.

À la deuxième, je m'étais défendue comme une chatte acculée et m'en étais tirée grâce à l'aide de ma coloc'.

À la troisième, je m'étais jetée sur le mâle alpha du groupe et lui avais explosé les burnes d'un coup de genou. Puis je l'avais neutralisé à l'aide d'une des prises qu'on nous apprenait à faire et menacé de lui fracasser le crâne si ses petits copains et lui ne décampaient pas sur-le-champ.

Après ça, ils avaient abandonné les agressions sexuelles et étaient passés au stade des représailles.

Phase deux : pourrissement par la fourberie.

Harcèlement psychologique, chambre saccagée, affaires déchirées, triche dès que l'instructeur avait le dos tourné ; tout était permis pour me saper le moral et m'humilier auprès de la hiérarchie.

Ce fut à ce moment-là que l'autre femme avait craqué pour de bon, me laissant seule face à une meute hostile et remontée comme une pendule.

L'ennemi était trop nombreux pour mettre en place une riposte efficace. J'avais alors adopté la tactique la plus viable pour ne pas sombrer : mépriser tous ces sexistes de bas étage en les ignorant superbement. Ma réponse : le silence et l'indifférence.

Et qu'est-ce que ça a été dur, bordel...

Je ne saurais même pas estimer le nombre de fois que j'avais failli sortir de mes gonds. Je m'abîmais si souvent les mains en tapant contre les murs et en m'enfonçant les ongles dans la peau que j'avais fini par ne plus pouvoir les regarder.

Le prix du passéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant