Chapitre 29

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Cette vision captivante accapara mon attention pleine et entière, au point que j'en oubliai tout le reste. Seule importait ce petit bout de femme à demi-planquée par un arbre, qui, elle, avait les yeux rivés sur l'enterrement d'Auguste Chappelle. Chacune de nous paraissait absorbée par ce que nous contemplions, osant à peine battre des cils, et ce moment suspendu dans le temps se prolongea jusqu'à ce que, par hasard ou grâce à un sixième sens, l'objet de mon regard croise le mien.

Un signal d'alarme retentit dans ma tête.

Il fallait que je rompe le contact visuel, que je détourne les yeux et fasse semblant de me désintéresser d'elle. Pourtant, j'en fus incapable, comme soumise à un sortilège irrésistible, et nous restâmes là, à nous dévisager. J'étais trop loin pour observer clairement son visage, mais je crus déceler d'abord une curiosité légitime, suivie d'une forme de résignation. On aurait dit qu'elle s'attendait à me voir apparaître, moi ou n'importe quel autre enquêteur ayant fait le lien entre elle et les Chappelle.

Je compris qu'il ne servait plus à rien de feindre quoi que ce soit et la rejoignis d'une démarche légèrement hésitante, comme si une part de moi redoutait cette rencontre fatidique. Pendant que j'approchais, la femme décocha un coup d'œil en direction de la cérémonie, ses épaules tressaillant sous l'action d'un grand soupir.

Je m'arrêtai à quelques pas du frêne.

Des larmes perlaient au coin de ses yeux avant de glisser silencieusement le long de ses joues. Droite et digne, elle ne faisait aucun geste pour les essuyer, m'accueillant emplie d'un chagrin insondable.

Je l'interpelai d'une voix qui trahissait l'espoir d'obtenir enfin les réponses que je voulais :

— Éléonore Chappelle ?

Elle me fixa longuement avec un petit sourire mélancolique.

— Cela fait si longtemps..., murmura-t-elle. Si longtemps que personne ne m'avait appelée ainsi.

Son timbre grave et éraillé me décontenança de prime abord. Inconsciemment, avec ce que j'avais appris sur elle, je m'étais imaginé quelque chose de très différent. Passé la surprise, je reconnus rapidement la voix et l'odeur d'une fumeuse compulsive, qui s'enfilait les clopes comme d'autres leurs doses de came.

Ce qui revient au même, en fait.

— Vous arrivez trop tard, me reprocha-t-elle, beaucoup trop tard.

— Il n'est jamais trop tard pour dévoiler la vérité, répliquai-je sentencieusement.

Je pris conscience que je devais avoir l'air ridicule à sortir des âneries pareilles face à une femme accablée par le deuil — et par autre chose —, mais c'était sorti tout seul.

Alors que je me préparais à une riposte sarcastique, je perçus le trouble dans son regard.

— Vous avez raison, admit-elle en se détournant. Je suis bien placée pour le savoir. (Puis, après une pause :) Si seulement j'avais su... si seulement...

De nouvelles larmes tracèrent des sillons sur son visage.

Je sus tout à coup que, derrière la profonde tristesse de cette femme, un intense remords la bouffait de l'intérieur. Et j'eus alors la conviction que mon intuition était fondée, que la révélation qui s'était fait jour en moi à la Grande bibliothèque relevait de la réalité, et non d'une imagination fertile.

— Ce qui est fait est fait, madame Chappelle. La seule chose qui puisse peut-être apaiser un peu vos souffrances, c'est de me raconter toute l'histoire, de contribuer à l'arrestation d'un meurtrier.

Le prix du passéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant