Chapitre 11

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Deux fois la même huitaine, je rentrais chez moi dans un état second, totalement à côté de mes pompes. Selon moi, c'était déjà deux de trop, mais le coup de la gifle, je ne l'avais vraiment pas vu venir... ou plutôt, pas vu partir.

Je grimpai les étages de mon immeuble jusqu'au sixième sans même les compter. Par automatisme, mes jambes me guidèrent vers la porte de mon appart' et ma main plongea dans mon manteau pour prendre les clés. Alors que je galérais à sélectionner la bonne du trousseau, une voix s'adressa à moi dans mon dos :

— Oh, bonsoir Rachelle.

Un battement de paupière, un deuxième, un troisième. Connexion de deux neurones puis, hop, demi-tour au ralenti.

Une silhouette familière ; grande brune, petite quarantaine, bandeau violet à l'œil droit, sourire aimable.

Méninges en mouvement, je pouvais presque entendre les rouages de mon cerveau se mettre à crisser.

Et tout me revint en un claquement de doigts.

— Salut Louise. Ça roule ?

— Oui, je vais bien, merci. Et vous ? Votre visage est si pâle, vous vous sentez mal ?

— C'est rien... les emmerdes habituelles, vous voyez le genre, mentis-je dans un haussement d'épaules.

Le sourire de Louise faiblit et son expression se fit légèrement soucieuse.

— Faites attention à vous, d'accord ? Vous faites pas un métier facile et on est toutes très heureuses de vous savoir parmi nous. Allez, je vous laisse, j'ai un rendez-vous ce soir, conclut-elle, la mine réjouie.

Ma main à couper qu'elle va retrouver son jules.

Mes lèvres esquissèrent un bref sourire de contentement.

Les deux filles qui habitaient le logement en face du mien revenaient de très loin. Deux vies qui n'auraient jamais dû se croiser et qui s'étaient pourtant fracassées sur le même mur de la cruauté humaine avant de s'échouer sur les rivages du havre qu'était cet immeuble, lieu de guérison des âmes meurtries.

Louise, nom de famille tenu secret. Famille pauvre, pas d'études, à vivre de petits boulots. Elle s'était mise à la colle avec un type accroc au jeu qui la forçait à se prostituer pour rembourser ses dettes. Larguée deux ans plus tard quand elle était tombée en cloque ; avortement dans une clinique clandestine, un vrai carnage. Contrainte de tailler des pipes au boucher comme paiement en nature. Contrainte de racoler encore et toujours pour vivre et payer les médocs qui apaisaient ses souffrances post-opératoires.

Cercle vicieux, en permanence la tête sous l'eau.

Les années avaient filé, et pas d'éclaircie à l'horizon. Un matin, son dernier proxo en date avait déboulé dans sa piaule en gueulant qu'elle rapportait plus assez et que, de toute façon, elle se faisait trop vieille. Le ton était monté et il avait fini par lui asséner un coup de poing dans l'œil si puissant que celui-ci avait carrément éclaté. Ses hurlements de douleur avaient attiré l'attention des voisins, qui avaient enfoncé la porte et emmené Louise aux urgences. La chance qui tournait enfin, un médecin flairant une situation merdique à souhait. Son ange gardien l'avait admise dans une chambre individuelle et fait revenir à la vie progressivement. Lumière dans le tunnel, mais pour combien de temps ? Une amie du milieu qui lui rendait visite avait évoqué Margot et son refuge.

Bouée de sauvetage saisie, terre en vue. Fin du calvaire et début d'une lente reconstruction.

Ça, c'était en 195, cinq mois avant mon arrivée. Depuis, elle connaissait une véritable renaissance et goûtait pour la première fois aux joies d'une existence où la normalité n'avait plus rien d'exceptionnel. Je ne savais pas exactement comment elle avait fait, mais toujours était-il que Louise avait récemment réussi à entamer une relation avec un autre homme. J'ignorais tout de ce gus, toutefois si ma voisine avait atteint ce cap-là, il devait être formidable.

Le prix du passéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant