Chapitre 5 : Gwyn (partie 2)

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Nous nous réveillâmes avec les cloches de la première heure qui, suivant la direction du grand carillon de la cathédrale Carleon, annonçaient en cœur les messes des Laudes ; mais c'est avec la bataille de clairon de deux coqs rivaux de part et d'autre de notre maison que nous émergeâmes tout à fait. Nos corps rechignaient à s'extraire de notre literie bien chaude. Je me promis une nouvelle fois de boire moins, m'étirai avec des airs de grand chat et cherchai à tâtons mes chaussures pour ne pas poser mes pieds sur le sol froid. Kay grognait encore dans ses draps lorsqu'Ector nous ordonna d'aller faire le tour du carré de maisons en courant pour nous réveiller. J'enfilai mes chausses, me passai la chemise par-dessus la tête et une tunique par-dessus, puis tirai les couvertures de Kay en m'exclamant : debout !

Je m'enfuis avant qu'il ne puisse se venger.

Mon père ravivait les braises de la cheminée pendant qu'Efrawg, notre serviteur, préparait les galettes du petit déjeuner. Il avait déjà tiré de l'eau au puit et je m'en servis une louche glacée. Kay apparu à peu près à ce moment-là et nous partîmes à travers les rues envahies de brume. Le fort avait encore la teinte bleutée de l'aube la plus jeune. Le sol de terre battue par des siècles d'usage avalait le son de nos pas, et pour un temps j'eu l'impression de courir et de respirer dans un monde fantôme de murs blancs et de chaume d'un gris ardoise ; un monde d'un autre âge où couraient des garçons avant que Rome ne se retire, à la façon d'une marée qui laisse sur une plage quelques morceaux de bois flotté.

Puis le ciel rosit et, après une sorte d'accalmie pendant laquelle les oiseaux qui chantent avant l'aube s'étaient tus, un grand concert d'étourneaux et de pinsons perça le brouillard. Notre course nous ramena à la maison. Un raie doré s'était glissé par-dessus les collines de l'horizon et par les rues rectilignes, jusqu'à frapper en plein l'écu de mon père sur le mur. Le rouge de la tête de bœuf flamboyait, mais quelque chose dans le pigment de la peinture neuve devait manquer de mordant, car elle avait bavé pendant la nuit et un mince filet rougeâtre, depuis une joue, avait coulé sur le blanc du bouclier. J'entrai alors et en fis la remarque à mon père, me disant seulement qu'il faudrait repeindre par-dessus et apposer un vernis pour que cela tienne.

Nous fîmes une toilette rapide à l'eau glacée du puit, puis nous nous attablâmes autour des galettes au miel préparées par Ebrawc. Ector nous rappela tout ce que nous savions déjà sur le protocole de la cour, et que je croyais avoir oublié, et puis il demanda à Kay de me faire cours sur la politique de Bretagne, corrigeant parfois un détail ou ajoutant à l'ensemble ; mais Kay, bon élève, résumait presque parfaitement la situation de nos îles.

Voilà ce qu'on peut en dire, pour ceux qui n'ont pas vécu ces temps de troubles.

Il y a bien longtemps, à une époque si reculée que la Bretagne faisait encore partie du continent, un peuple venu de l'Est s'y était installé. On racontait qu'ils avaient levé les grandes pierres du Côr y Cewri et les autres cercles, les cromlech antiques autour desquels marchaient les fantômes à Calan Mai et Calan Gayaf ; qu'ils avaient gravé sur des piliers et les parois des grottes les mystérieux volutes que nul ne savait plus lire aujourd'hui. Un jour la terre s'était brisée, et les eaux en furies s'étaient creusé un lit profond entre nos îles et ce qu'on appelait, en notre temps, la Gaule ou la Francia ; mais cela n'avait pas arrêté l'inexorable mouvement des peuples vers le couchant.

Les nouveaux venus avaient les cheveux clair, la taille haute, et ils emportaient avec eux les noms de Lug à la Main Adroite, de la grande Ourse Andrasta et de Brigid la Radiante. Ils repoussèrent l'ancien peuple jusqu'aux vallées les plus brumeuses, bâtirent sur les collines des forts de terre et de bois où l'on se réfugiait encore ; et puis Rome vint, et pendant plus de quatre siècles, construisit des routes, des forts aux rues droites, des murs aussi longs que l'horizon. La moitié du monde vint peupler Londinium – des Romains aux cheveux crépus et à la peau sombre, des cavaliers ramenés des steppes d'au-delà Constantinople, des femmes aux yeux noirs d'Égypte et cent nouveaux dieux pour marcher auprès de ceux qui vivaient déjà dans nos landes.

L'héritage de nos pèresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant