L'héritage de nos pères

Chapitre 9 : Gwyn

Dans ce chaud souvenir qui ressemble à un conte, je suis assis sur un tapis élimé près du grand âtre de Caer Goch, la tête d'un chien de chasse de mon père posée sur la cuisse. Le vent froid de l'hiver hurle contre le toit de la grande salle, là où tout le fort se rassemble pour les veillées. Les hommes boivent attablés dans la pénombre et un rire s'élève parfois depuis le bruissement de leurs voix basses ; nous, les enfants, nous écoutons les Anciennes. Elles tricotent tout en parlant ; elles tricotent depuis tant d'années, avec leurs crochets cliquetants, qu'elles enfilent leurs mailles avec des yeux aveugles.

Elles racontent :

— Avant, il y a longtemps, quand le Beau Peuple marchait encore sur la terre...

L'un de nous demande : c'était quand, il y a longtemps ?

Nanou l'Ancienne, la nourrice de Mamoune Lynette, répond :

— Avant les églises.

— Non, avant les Romains, corrige Cigfa l'Ancêtre, celle qui a enfanté douze rejetons et dont les petiots parsèment toute la péninsule.

— Non, rectifie la Vieille Goewin, sage de ses cent hivers, c'était avant que le barde Amergin divise l'Irlande en deux, que la Tribu de Danu descende dans la moitié souterraine du monde et que les Merveilles y dégringolent avec elle.

— C'était il y a longtemps, concluent en cœur les trois femmes.

Il y a longtemps, donc, les dieux, les dragons, les chevaux des eaux mangeurs de chair et les lutins serviables vivaient partout en Bretagne. Et puis un jour, on ne se souvenait plus ni quand ni pourquoi, ils s'étaient effacés...

— Mais ils se pointent encore, dans les brumes....

— Dans le reflet de l'eau...

— À la lisière de la nuit...

— Là où la dépouille des morts sommeillent dans le monde des vivants....

— Dans les cercles de fleurs, de pierres et de champignons...

— Là, content en cœur les trois Anciennes au rythme des clic-clic-clic des crochets, là traînent encore les spectres, les fées, et les limiers de l'Autre Monde.

Je retiens mon souffle. Mes doigts jouent avec les oreilles douces du chien ; il sent cette respiration que je retiens, me lèche les doigts, et je la relâche alors qu'un des hommes de mon père se penche depuis la table haute, son visage soudain éclairé par l'orangé des flammes.

— Et c'est là, petioux, qu'ils capturent les enfants comme vous ! Pour les captures !

— Les noyer !

— Les dévorer !

Et c'est ainsi que, bambins assis en cercles au milieu des chiens et des rires des trois Anciennes, nous apprenons la vie et le reste.

~*~

De retour à la maison, je découvris que Kay passerai la soirée à faire le service dans la grande salle avec les autres écuyers et ne reviendrai que très tard ; j'aurais dû m'y trouver avec eux pour parfaire mon éducation, mais je risquais d'y croiser Uther et décidais de m'abstenir. Je supposai qu'Ector aussi dînait au château et passai donc le temps en aidant Efrawg avec ses corvées, puis à errer dans les rues du fort romain avec mon chiot collé aux basques, affreusement seul dans ce crépuscule humide qui s'abattait sur la ville et qui renvoyait les gens devant leur âtre.

Quand Ector et Kay rentrèrent enfin, j'attendais désœuvré devant le fourneau de notre salle commune. Notre serviteur était allé se coucher et même mon chien s'était endormi, roulé en boule devant le feu. Je me levai si brusquement que je le réveillai en lui tirant un couinement surpris. Mon père fermait notre porte, qui avait gonflé pendant l'hiver et sur laquelle il fallait s'échiner avant que le loquet veuille bien s'enclencher ; Kay croisa mon regard, se figea, baissa les yeux, maugréa quelque chose qui mêlait fatigue, début de maladie ou toute autre excuse inintelligible. J'acquiesçai sans rien dire. Je ne sais pas s'il vit mon geste ou s'il s'en fichait, mais quand mon père parvint enfin à fermer notre huis, Kay avait déjà disparu dans notre chambre.