Il était une fois : un souvenir, un rêve peut-être.
Je suis assise devant le grand âtre de Tintagel. Ses flammes dorent les murs ; elles dansent, orangées, sur l'étendue rouge sang d'un grand tapis. Je pince du bout des doigts les cordes d'un psaltérion. Je suis douée, mes notes enchanteresses ; elles flottent et scintillent dans l'air chaud.
J'achève mon morceau et me tourne, dos aux flammes, pour faire face à Gorlois de Tintagel. Mon père : une masse floue, comme de la cire fondue par la chaleur. La forme de ses yeux va et vient, sa bouche s'étire, sa barbe alternativement se fait ronces ou pelage court et soyeux.
Dans ce souvenir ou ce songe, je dévisage mon père et son apparence m'échappe. Je lui parle ; sa voix à chaque instant change d'accent.
Je m'éveille, enfin, et ne sais qu'une chose : déjà, fille indigne, j'ai oublié celui qui m'a engendrée.
~*~
— Mère, puis-je arriver plus tard qu'à l'accoutumée à ma leçon de latin ?
— L'assiduité est une qualité précieuse, Gawain, rétorquai-je un peu trop sèchement.
Je devinais qu'il espérait rejoindre le bâtard au fort romain avant qu'il ne quitte Carleon et cela m'agaçait comme une piqûre d'insecte. Je n'arrivais pas à me réjouir de la disparition subite du garçon : Uther ne l'aurait pas fait venir pour le laisser s'échapper ; ce départ précipité signifiait qu'il se tramait encore quelque chose de suspect.
Lot tenta d'accrocher mon regard depuis l'autre bout de la table. Je fis mine de ne pas m'en apercevoir : quoi qu'on soit en train de fomenter dans mon dos, je ne le considérais plus comme un allié dans cette affaire.
— Je pourrais rester plus tard pour rattraper... tenta Gawain.
— Tu te mettrais en retard pour ta leçon de harpe.
— Serait-ce un drame s'il manquait une leçon ? s'enquit Lot. Ne disiez vous pas qu'il est bien plus doué que les autres garçons de son âge ?
— En effet.
— Sans doute pouvons-nous lui accorder cette dispense ? Je doute que le départ dure bien longtemps.
Je découpai, du bout des doigts et avec application, ma tranche de pain blanc que je trempai dans du lait au miel ; les yeux de Gawain bondissaient entre son père et moi. Habituellement, il pouvait compter sur mon soutien. C'était moi qui l'aimait, le cajolait, le protégeait et méritait son affection, alors que Lot n'avait toujours été qu'une figure lointaine et détachée.
À quoi jouait mon mari ? Espérait-il racheter l'affection de son fils en lui offrant ce que je lui refusais ? Ou n'était-ce qu'une tentative de plus de rapprocher Gawain de la sale engeance d'Uther ?
— Si tel est votre désir, mon époux.
Je portai la mie blanche à mes lèvres.
Malgré son goût sucré, elle me retourna l'estomac.
Nous sortîmes de table, partant chacun vers des destinations étrangères aux autres. Chez nous, à Din Eidyn, les choses auraient été différentes : Lot aurait été absent, mais les enfants et moi aurions été un groupe soudé. Il y aurait eu des rires par-dessus les fruits séchés et les œufs brouillés et nul n'aurait contesté mes ordres. Que nous restait-il, sinon la gêne d'existe face à cet homme que seul le sang liait à nous et des querelles qui fleurissaient, toujours plus nombreuses, aiguisée par les intrigues de Carleon ?
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L'héritage de nos pères
FantasiaLe roi Uther Pendragon se meurt, et le roi se meurt sans héritier. Jeune fils illégitime d'un petit seigneur gallois, Gwyn quitte pour la première fois la terre reculée où il a passé son enfance. Il découvre alors que les héros de son enfance ne s...