Dans ce tendre souvenir qui ressemble à un conte, je tiens dans mes bras une pierre chaude enroulée dans du chiffon. L'hiver gronde autour de notre fort et toute la famille dort dans le même lit, Kay et moi lovés autour de nos briques, le dos réchauffé par la présence de nos parents.
Je me glisse dans les draps tout près de ma mère. Elle m'embrasse le front et cela me rappelle les mots qui, tout le jour, m'ont tiraillé comme le bec d'une mouette triturant une carcasse.
— Mamoune, c'est vrai que tu ne peux pas être ma mamoune parce que Kay et moi n'avons que trois mois d'écart ?
Je connais déjà la réponse, parce que je suis assez vieux pour savoir qu'il faut neuf mois à une femme pour s'arrondir et enfanter, mais je n'avais jamais pensé à appliquer cela à notre famille avant que la fille du meunier pose le doigt sur cette étrangeté.
Les bras épais et moelleux de Lynette m'entourent les épaules. Je nous colle, ma pierre et moi, contre cette poitrine où j'ai asséché tant de chagrins à force de me cogner partout.
— Cariad aur, tu te rappelles le veau de la Fracasse ?
Je me souviens surtout de cette méchante dont on disait que le diable avait dû lui tirer les pattes pour la sortir du ventre de sa mère, tant elle était mauvaise – quoique bonne laitière, et c'est pour cela que notre père l'avait gardée aussi longtemps.
— Oui, Mamoune, celui qu'on a donné à Douce ?
— C'est ça. Et Douce s'en est occupé comme si c'était le sien, puisqu'il n'avait plus sa mère.
— Ma première mamoune est morte, alors ?
Lynette me serre un peu plus contre elle. Je sens son souffle sur le sommet de ma tête, renifle l'odeur de sa peau en m'attendant presque à ne pas la reconnaitre ; mais ce sont bien les senteurs de sueur, de savon et de menthe, toujours les même, et je me dis que cela ne change pas grand-chose.
~*~
Nous avions largement passé l'heure du dîner lorsqu'on vint nous arracher, Kay et moi, à la table que nous partagions avec Bédivère, Lucam, Girflet, trois filles de tavernes et assez de pintes de bières pour nous faire regretter au matin d'avoir passé la soirée ensemble. Nous étions déjà à moitié ivres et racontions les aventures décousues et exagérées de nos pères, et nous avions déjà oublié que nous avions été ennemis.
Uther nous avait envoyé un écuyer totalement sobre qui nous regarda de haut, sans doute parce que nous étions assis et lui debout. Cette pensée me fit rire, mais pas longtemps : le Haut Roi nous convoquait, et j'étais ivre, et j'étais déjà passé pour un triple idiot lorsque je ne l'étais pas, et cela suffit à me dégriser à moitié. Kay et moi n'en menions pas large en gravissant les rues tordues de la ville pour rejoindre la forteresse. Combien de temps l'écuyer nous avait-il cherché ? Le Pendragon s'impatientait-il ? Ferait-il assez clair pour qu'il s'aperçoive que Girflet avait renversé un pichet sur mon pourpoint ?
Uther nous attendait dans la grande salle du château. Elle était vide, éclairée seulement par l'imposante âtre derrière la table du roi ; on avait laissé les quatre autres s'éteindre. La silhouette assise du Pendragon se détachait, noire sur le fond rougeoyant de la cheminée, et projetait vers nous une ombre longue, longue et sombre, sur laquelle j'eût soudain peur de marcher. Il toussa. Trop fort dans le silence que n'habitaient que les craquements de cette cheminée gigantesque.
— Approchez, ordonna le roi Lot.
Il apparut derrière Uther comme un esprit de l'Autre Monde jaillit de la brume. Nous obéîmes en silence. Nos attitudes bravaches et sottes s'évanouirent et nous nous redressâmes pour paraitre plus dignes.
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L'héritage de nos pères
FantasiaLe roi Uther Pendragon se meurt, et le roi se meurt sans héritier. Jeune fils illégitime d'un petit seigneur gallois, Gwyn quitte pour la première fois la terre reculée où il a passé son enfance. Il découvre alors que les héros de son enfance ne s...