Chapitre 11 : Gwyn (partie 2)

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Une opportunité se présenta dès l'après-midi, mais je ne parvins pas à la saisir : à présent que je ne freinais plus des quatre fers et ne disparaissais plus on ne sait où pour échapper à Uther, je me retrouvai propulsé chez les dames, où sa belle fille Anna entendait m'enseigner les bons usages.

Je garde un souvenir douloureux des heures que je passai avec elle. Je ne compris que très tard, et dans un sursaut, que le mariage de mon géniteur avec sa mère faisait d'elle ma sœur ; il n'y avait entre nous aucune chaleur familiale et je crois qu'elle n'avait pas plus de considération pour moi que pour la boue accrochée aux chaussures de ses fils. Je me souviens qu'elle me parut bien accordée à son mari : aussi droite, digne et réservée que lui, elle avait le regard habité par une intelligence calculatrice qui me terrifiait.

— Votre problème, asséna-t-elle dans un instant de frustration, quand il s'avéra que je ne savais ni lire, ni écrire, que j'étais incapable de citer le moindre empereur romain ou de me rappeler de l'ordre exact de la préséance à la cour ; c'est que vous êtes si persuadé de votre bêtise que vous renoncez à apprendre. Nul ne peut bâtir de savoirs sur de si mauvaises fondations.

Vers l'heure du goûter, elle renonça donc et me confia à Gawain avec pour consigne de m'inventer une signature moins disgracieuse que le G-W-Y-N tremblotant auquel j'étais habitué. Elle fit ensuite venir un compagnon tailleur, qui pris mes mesures pendant que la princesse Morfydd m'exposait la science médicale de la gastronomie, et m'expliqua pourquoi il ne faut point abuser du poivre noir ; enfin, on me suggéra de couper mes cheveux, la mode n'étant plus aux tignasses barbares pour les garçons. Je me refusai à ce changement car ma vanité adorait ma chevelure fluide et dorée.

On m'envoya ensuite vers la cuisine de bouche du donjon. Le gigantisme de Carleon et ses agrandissements successifs l'avaient doté d'une cuisine au palais des reines, qui approvisionnait à la fois les nobles et le personnel, d'une cuisine des communs dans la grande cour qui attenait à un réfectoire immense où soldats, serviteurs et écuyers entraient et sortaient à toute heure, et d'une cuisine dite « de bouche » qui irriguait la grande salle d'Uther et les appartements privés du haut château. C'est là que je rejoignis le bataillon de pages et de jeunes écuyers de service ce soir-là, avec ordre de suivre Gawain à la table haute, de l'imiter en toute chose et d'observer les mœurs des convives.

Je passai donc la soirée à aller et venir, les bras chargés de fondues de poireaux et de saumon aux amandes, de gelées d'anguille et de pâtés de brochet, de rissoles d'aiglefin aux dattes et de tourtes de rognons de marsouins, de soupes de légumes verts et de puddings d'herbes de printemps. Quand nous en arrivâmes aux poires confites et au riz soufflé dans le lait d'amandes, j'avais un gouffre d'appétit entre le nombril et le cœur, malgré les restes que j'avais picorés à la va-vite entre deux trajets... mais, surtout, ce repas de poisson me rappela que nous étions vendredi et que, une semaines plus tôt, j'ignorais encore qu'Uther m'avait engendré ; une semaine plus tôt, je m'étais incliné devant sa table, j'avais découvert que mon héros se mourrait, et mon apparition dans cette grande salle bondée m'avait arraché la possibilité de mener une existence anonyme sur ma terre natale.

— J'ai l'impression qu'il s'est passé six mois, avouai-je à Gawain.

Assis sur un banc près de la grande cheminée où les cuisiniers grillaient le poisson, nous mâchions avec un enthousiasme d'affamés les restes de tourte au cochon de mer.

— Pour moi, c'est comme si c'était une heure depuis ton arrivée.

Il mordit dans sa part et mâcha avec application ; contrairement à moi, il ne parlait jamais la bouche pleine.

— Quand on est heureux, le temps coule plus vite, comme un torrent de printemps qui se réveille à la fonte des neiges.

— Tu es content que je sois là ? demandai-je.

L'héritage de nos pèresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant