Chapitre 9 : Gwyn (partie 4)

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Au matin, Ector ne nous accorda aucun repos supplémentaire et nous jeta hors du lit aux aurores. L'eau froide de ma toilette décolla mes yeux et en revenant de notre course matinale, nous eûmes la surprise de découvrir des galettes au miel, des œufs et du lard que mon père faisait cuire par-dessus le feu. Cela fit froncer les sourcils à Kay. Il dû entendre les ricanements de Lucam et Girflet à propos d'un seigneur qui cuisinait pour ses enfants, des habitudes de serviteur dont on ne se débarrassait jamais vraiment ; moi, je ne sentis que la bonne odeur de graisse. Elle éveilla dans mon ventre affamé une vague d'amour inconditionnel qui me jeta sur le banc, face au tranchoir sur lequel Ector versait la viande encore crépitante et l'œuf au jaune luisant.

Tout en mâchant, je me rappelai l'expérience de la veille – et je la chassai vite, parce que j'avais le sentiment qu'en me comportant normalement, en m'accrochant à des habitudes et des plaisirs aussi terrestres que le goût du porc grillé, j'éviterai que le spectre de la femme soit attiré par mes pensées et vienne me hanter. Ce qui s'était passé dans la nuit, si près d'une seuil de l'Autre Monde, avait toutes les chances d'y demeurer ; Carleon, ses murs, ses églises et son urbanité toute romaine ne partageaient pas grand-chose avec les vallons et les cavernes fréquentés par les êtres éthérés, et j'avais conclu que si je ne faisais rien pour les inviter en ville, ils m'y laisseraient démêler une existence déjà bien trop compliquée.

Kay s'assit face à moi et, son air naturellement grognon accentué par ses cernes, me rappela que je devais rendre visite à Uther. L'idée même me gâcha le goût de mon déjeuner. Je l'avalai en vitesse, puis déclarai que j'irai avant d'aller visiter mon chiot au chenil.

Je me présentai donc deux heure après l'aube dans l'antichambre du Haut Roi. Il logeait dans une suite du grand bâtiment rectangulaire qui occupait le mur le plus long de la cour du donjon. On y accédait d'abord par une pièce surchargée de tentures aux scènes de chasses, de bancs de bois ouvragé, de vitraux colorés figurant des oiseaux, de chandeliers de cuivre doré et d'émail, d'une statue d'un saint guerrier en ivoire réhaussé d'or et de coffres peints fermés par de lourds cadenas de bronze en forme de dragons. Et malgré l'heure matinale, l'antichambre était déjà bondée. Un bébé pleurait dans les bras d'une femme. Deux hommes aux allures de petit seigneurs s'affrontaient du regard, chacun assis dans un coin opposé de la pièce. Un trio de moines à la tonsure typiqueemnt irlandaise discutait sous une fenêtre...

Je me dirigeai vers le héraut qui montait la garde devant la porte close du Haut Roi. Je donnai mon nom ; le serviteur sortit, revint, me somma de patienter.

Je ne sais pas combien de temps j'attendis. Cela me parut long, très long avant que le héraut ne revienne clamer : Gwyn de Caer Goch !

Je me levai en tirant sur mes manches, soudain trop conscient de la poussée de croissance qui rendait la moitié de ma garde-robe trop petite pour moi, et entrai.

La pièce était encore plus encombrée que l'antichambre et sentait comme mon chiot. Le miel. Le thym. D'autres herbes que je n'identifiai pas. Il y avait trop de beaux meubles, des tapisseries sur tous les murs, des gardes en belle tenue de part et d'autre de la porte, un des multiples cousins de Gawain qui remplissait le verre d'Uther, trois grands lévriers chiens-à-loup couchés devant le feu ; et Uther. Mon roi. Mon...

Pas mon père. Pas devant tant de spectateurs qui n'avaient rien à faire dans mon histoire.

J'allais exiger qu'ils nous laissent quand Uther, qui venait de finir de boire son verre, darda son regard bleu sur moi. Les mots expirèrent sur ma langue avec mon courage : même alité dans son fauteuil, le roi me dominait par sa simple présence.

— Tiens. Il est là, celui-là. J'ai cru un moment que je mourrais de vieillesse avant que tu trouves le chemin de mes appartements.

Il fit signe au page et aux gardes de sortir. Il inspira : quelques longs sifflements avant de reprendre d'une voix un peu plus étouffée.

L'héritage de nos pèresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant