Chapitre 10 : Anna

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Il était une fois : un conte bien différent de celui de ma mère.

Il commence et s'achève à Din Eidyn, dans ce pays de mouettes, de chardons et de vents du sud qu'on appelle le Lothian ; ce pays que je tiens de mon époux et que chaque naissance lie un peu plus à mon corps.

J'ai dix-neuf ans. Je tiens dans mes bras mon dernier bébé et contre mes hanches se serrent mes deux autres garçons. Je guette l'horizon et je demande à la mer si elle me ramènera le beau jeune homme.

L'été penche vers sa fin. La cape rouge du messager traverse les collines comme une lente comète. Il porte la lettre qui annonce le retour du roi mon époux.

Je guette l'horizon, là où l'azur du ciel se noie dans le trait bleuté de la mer du Nord. Je laisse le vent et le lointain murmure des vagues emporter le souvenir du bel inconnu. De ses rires, de ses regards, du seul instant où sa main toucha la mienne. Il n'est un rêve ; il n'a ni nom ni passé, seulement des yeux du gris vert des flots et un corps qui éveille en mon sein une étincelle inconnue.

Mon fils lève vers moi des yeux comme l'écorce des arbres, comme l'humus et les noisettes. Il a la chaleur de la terre et sa loyauté farouche ; il me demande si Père rentre bientôt, bien qu'il ait presque oublié son visage.

Je caresse ses cheveux de renardeau de mes doigts innocents. J'ai effleuré le désir ; pour le bien de la Bretagne comme de mes fils, parce que je ne suis pas Igraine, je l'ai chassé bien loin de mon cœur.

~*~

« Vent s'appelle chez les hommes,

Mais Errant chez les dieux,

Hurlant, pour les géants,

En enfer on l'appelle bourrasque.

Nuit s'appelle chez les hommes,

Mais masquée les dieux,

Obscure, pour les nains,

L'appellent les Alfes brume des rêves. »

Agravain et Gaerhis se turent, les yeux brillants. Ils découvraient un art qui n'appartenait qu'à eux : celui de la poésie du peuple de leur grand-père ; parce que Gawain ne l'avait jamais apprise, ce savoir secret devenait leur trésor.

— Magnifique, les garçons. Vous devriez aller le réciter à votre père. Il en sera très satisfait.

J'embrassai Gaheris sur la tête avant son départ ; pas Agravain : il avait décidé que c'étaient là des habitudes de femmes et de bébés.

— Vous leur avez bien enseigné, félicitai-je le barde après le départ des enfants.

Il ramassa sa grande lyre et en tira quelques notes avec un air absent, comme pour feindre que son petit air devait tout à la chance, et rien à de nombreuses répétitions.

— Pas aussi bien qu'ils le pourraient, Donneuse d'Or, admit-il, mais je suspecte le prince Agravain d'être persuadé de sa propre stupidité. Or, les enfants convaincus de leur bêtise n'apprennent rien : il faut démonter ces fondations et en bâtir de nouvelles, et alors, nous aurons un aperçu de ses talents véritables... Quant à Gaheris, je crois qu'il se tient en retrait pour rassurer son aîné. Lui a de l'esprit dont il n'ose se servir ! Il doit le tenir de vous...

Je dissimulai la satisfaction que son compliment éveillait en moi – ce n'était probablement que jeu de cour pour un homme qui en avait après mon argent. Et puis, beaucoup d'autres hommes m'avaient plu, à Din Eidyn ; j'avais toujours dissimulé ce genre de sentiments. Les mâles interprétaient trop vite l'attirance des femmes comme de la faiblesse ou, comme Uther avec ma mère, une invitation.

L'héritage de nos pèresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant