Chapitre 6 : Anna

35 7 11
                                    

Il était une fois : un souvenir doux-amer qui devint un conte pour la Bretagne.

Il se déroule sur le roc royal de Din Eidyn. Un bloc noir et dur jaillissant des collines douces, au-dessus d'un pays où les rivières se rassemblent en un grand estuaire qui souligne l'horizon d'un grand trait gris. J'ai dix-sept ans. Je serre contre mon sein le corps emmailloté de mon fils premier né.

Un messager m'a appris, au matin, que le roi mon époux rentrera bientôt des campagnes contre les Saxons ; mon époux qui me confia encore grosse aux bras épais de sa forteresse et qui n'a encore jamais rencontré son enfant.

Gawain. L'héritier d'Uther. La raison et la récompense de ma jeunesse sacrifiée...

Le petit-fils de Gorlois. Je le berce et l'admire. Quelle victoire amère que la stérilité de l'assassin le condamne à céder ses richesses aux rejetons de son ennemi...

Mon enfant soulève ses paupières aux cils de cuivre, révèle ses yeux qui, enfin, ont choisi leur couleur. Des yeux comme l'écorce des arbres, comme l'humus et les noisettes. Uther a la beauté du ciel et ses humeurs terribles ; son successeur celle de la terre et sa chaleur.

Pour le bien de la Bretagne, spectatrice de mon propre destin, j'ai épousé le roi Lot d'Orcanie et de Lothian.

Pour le bien de mon fils, je décide que je ne serai plus le personnage impuissant d'une histoire écrite par d'autres, moi qui suis née des falaises de Tintagel et de leurs flots déchaînés.

~*~

J'eu du mal, ce jour-là, à me concentrer sur mes devoirs. Ils s'étaient pourtant réduits à un mince filet de lettres, de messagers et de visiteurs depuis mon départ du Lothian, à l'automne précédent. Cela me manquait comme un membre coupé – je sentais la vie de mon lointain royaume tel un bourdonnement à l'arrière de mes pensées et je m'éveillais parfois dans l'attente des audiences de justice que je n'assurais plus. Puis le sommeil s'échappait de mon corps. Je me rappelais que notre sénéchal règlerait à ma place les querelles d'héritage et de bornage, accueillerai à Din Eidyn les fils de chevaliers qui avaient atteint l'âge d'y devenir écuyers, accorderait les dotes aux orphelines de bonne famille que l'on plaçait au couvent.

La fin de l'hiver et l'ouverture de la mer amenait les premiers pétitionnaires à ma porte. Ils n'étaient que trois, fragment infime de ceux qui se présentaient devant mon trône vide : ceux qui avaient besoin du sceau du roi Lot que, seule en dehors de mon époux, j'étais en droit d'apposer sur les décisions les plus importantes.

J'accordai une donation à un ordre religieux pour fonder un nouveau chapitre dans une vallée aussi stérile que reculée, mais plus loin des côtes que leur monastère, et dont je devinais que les moines espéraient y dissimuler reliques et trésors lors des troubles à venir. On traîna devant moi un homme qui avait violé ses filles et battu à mort son épouse. Je le condamnai à être écartelé sur le place publique de son village. Il y avait quelque chose d'absurde à faire traverser ainsi à un homme la moitié de la Grande Bretagne et cela raviva mes doutes. Aurais-je dû protester et refuser de rejoindre Lot à Carleon ? Il avait toujours repris la route de ses terres à la mauvaise saison, pour voir ses enfants, pour que j'en conçoive d'autre et pour maintenir l'illusion qu'il se souciait de ses domaines, alors que son esprit restait accaparé par les projets d'Uther et la fragile union des royaumes bretons... mais cette année, l'état de santé du Haut Roi l'inquiétait trop, il fallait qu'il reste pour assurer la succession...

Voilà ce qui occupait mes pensées lorsque le scalde entra, et voilà pourquoi je prêtai si peu d'attention à cette rencontre qui, pourtant, me menaça presque d'avantage que l'irruption de Gwyn de Caer Goch dans nos vies. Il portait des bijoux à la norvégienne sur de la laine tissée à la façon d'Orcanie, dont les îles avaient été colonisées par les ancêtres norrois de Lot à l'époque de son grand-père. Le musicien s'inclina très bas tout en tirant de sa longue lyre quelques notes d'ouverture qui ravivèrent à peine mon intérêt.

L'héritage de nos pèresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant