Chapitre 12.2

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L'insupportable bellâtre s'encadre dans l'embrasure de ma porte. Tatialine se fige et d'après les mouvements que je distingue du coin de l'œil, Ashog en fait autant.

— Audacieux, roucoule Godricor.

Sauf que ça sonne plus comme une menace que comme du babillage amoureux. Il ne fait aucun doute que ses intentions à mon égard ne sont pas motivées par la bienveillance : il ne parvient pas à cacher son irritation et la rage qui déborde lorsque son regard se pose sur moi. Par bonheur, il n'a pas vu mes invités imposés.

C'est ça d'être centré sur sa personne.

Comme je l'avais déjà pressenti à l'auberge, ce centaure est dangereux. En revanche, si je l'ai trouvé stupide il y a quelques jours, je dois bien me rendre à l'évidence que le seul imbécile de l'histoire, c'est moi.

Au grand désespoir de Père, je ne retiens que peu les visages : sans le vouloir, j'ai déjà pris pour cible de mes larcins d'autres personnalités diplomatiques ou politiques. Des Sorciers. Des Nains. Un Faune, une fois. Que je ne reconnaisse pas Godricor après l'avoir croisé de loin une unique fois (lorsque la délégation centaure est venue saluer Père) n'a donc rien d'étonnant. Pour moi, il n'était qu'un Centaure parmi des dizaines d'autres Centaures anonymes. Lui, en revanche, m'a forcément reconnu.

Ils me reconnaissent à chaque fois. Par contre, c'est bien la première fois qu'on fait comme si je n'étais qu'un Elfe avant de me menacer de mariage.

Godricor se rengorge, racle des sabots avant sur le sol. Ancelin trotte aussitôt vers moi pour se poster à proximité de mes chevilles et me lancer son regard de « précepteur/conseiller ».

D'accord, d'accord... donc... dans la culture centaure, quand ils font ça c'est signe de... de... réfléchis, Zyn, tu le sais. Ha oui ! C'est une manière d'intimider l'autre et de lui imposer de la fermer pour écouter.

— Audacieux, répète-t-il...

N'étant pas intimidé, je croise les bras et je l'interromps sans lui faire la faveur de me dévisser la nuque pour le regarder.

— Mon tapis est cher, j'aimerais que vous ne l'abîmiez pas en raclant de cette manière avec vos sabots. S'ils sont crottés, veuillez aller les essuyer dehors.

Un sursaut secoue le bellâtre. Je me détourne sans trop savoir comment m'occuper pour lui échapper, hélas, il me retient d'une main sur l'épaule.

— Audacieux, comment oseliez-vous me traiter ainsi ? Vous me devez les égarlouanges dus à mon rang ! Je suis un Prince Centaure !

Du bout des doigts, je saisis les siens avec dégoût afin de les repousser.

— Et moi, je suis très au fait de l'étiquette, que ce soit à Grenzadiel ou à Borderiel. Tu es descendant indirect d'une reine alors que je suis descendant direct du roi des Elfes. Tu n'as aucune ascendance théologique alors que l'Astraline est ma mère. Dans aucun monde je ne dois obéir ou me courber devant toi, ta reine est la seule Centaure vivante sur LuneTerre à qui je dois montrer la moindre marque de déférence.

Il émet un hoquet surpris, bafouille qu'il ne s'attendait pas à se trouver face à un tel connaisseur... et glapit quand Tatialine se glisse à mes côtés d'un pas discret.

— Zyniarold... je dois m'incliner devant lui, moi ?

Une question épineuse : en tant que TerreMondienne sans rang, elle devrait, oui. Sauf qu'elle est Cheffe d'une Team de Héros, donc, diplomatiquement, elle est au niveau des chefs de guerre.

— Non, en tant que Cheffe Héroïne, tu n'es tenue de t'incliner que devant les Dirigeants eux-mêmes. Par contre, la crurrotte devrait se pencher jusqu'à ce que ses fanes touchent le tapis.

Nouveau soubresaut chez Godricor qui, cette fois, peste de rage.

— Que font ces indivigrus dans vos appartements ? C'est inconvenant ! Veuillez décampeler, ceci est une conversation privée ! Surtout l'Orc !

La haine qu'il nourrit envers mon ennemi m'intrigue. C'est comme s'il y avait un passé trouble entre eux. Ce qui est tout à fait impossible, je connais le passé d'Ashog et il n'a jamais eu l'occasion de près ou de loin de frayer avec les Centaures. Ces derniers ont même « rejoint » les Kobolds dans la traque de sa mère. Mon grand-père a toujours cru que la Reine essayait de se faire bien voir de lui dans l'espoir de former une alliance.

Pour la première fois, je relève le nez vers le bellâtre, lequel attend que je prenne son parti.

Il peut toujours rêver.

— Ils étaient là avant toi et Tatialine est... ma cheffe. Donc ils ont ni à se justifier ni à décamper. Toi, en revanche, il me semble que tu n'as rien à faire là puisqu'il n'y aura pas de mariage entre nous. Je suis malheureusement un Héros maintenant.

Je m'attends à une intervention d'Ashog (pour me refuser ce statut, pour m'inciter à me marier, ou juste pour se moquer comme à son habitude), mais il se contente de replonger dans le manuel qu'il consultait. Tant mieux, je n'ai pas envie de me battre sur deux fronts à la fois.

— Audacieux, c'est justement de cela que je voulais m'entretenir avec vous. Même si vous devenez Héros, nous pourrions nous fiancer.

Une phrase sans mot farfelu ? J'en ai de la chance.

Il virevolte sur lui-même, me rejoint et ploie les jambes pour se mettre à mon niveau. Une main sur le cœur, il continue de baragouiner :

— Pour de longues fiançailles qui ne seraient peut-être même jamais consommées ! Je vous aime énormément, cher Audacieux...

— Ce n'est pas réciproque, soufflé-je.

Il ne m'entend pas, perdu dans son monologue, mais tente quand même de reprendre ma main ; je me dérobe d'un sautillement en arrière.

— Vous êtes cultivélé, de mon rang social et très homme magnelifangique de surcroît !

— Fangique, ça me fait penser à la fange, remarqué-je, toujours ignoré par le Centaure.

— J'ai envie de vous aider, de vous offrir une échappatation ! Quand la vie de Héros vous pèsera de trop, vous pourrez me rejoindre et je vous sauverai ! Qu'en dites-vous ?

Tatialine se racle la gorge. Ashog renifle. Ancelin frémit.

— Et tu y gagnes quoi, toi ? raille Ashog juste avant que je ne pose la question.

Un déclic se fait dans mon esprit.

— Une alliance avec les Kobolds ! Il veut une alliance avec les Kobolds !

— Évidemment, lâche Ashog avec mépris. Les êtres infréquentables s'attirent. Kobolds et Centaures, les pires races de Luneterre.

S'il provoque un incident diplomatique, je ne lèverai pas le petit doigt pour le sauver. Au contraire, je témoignerai en sa défaveur ! C'est compter sans Tatialine qui a senti le vent tourner. Je ne peux pas lui retirer ça : elle remplit son rôle à la perfection.

— Bon, je crois que c'est le moment pour nous de partir ! Tu n'auras qu'à venir avec toutes tes affaires dans la journée de demain, nous t'accueillerons à bras ouverts !

Elle m'adresse un signe respectueux de la tête, fait de même avec Godricor avant de sortir de mes appartements, une crurrotte bougonne et impolie sur les talons.

RPG, en route pour Grenzadiel ! (MM, queer)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant