XII

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- Adrian -

Je savais qu'elle me retrouverait, mais je ne pensais pas qu'elle serait aussi rapide. Malycia est jeune, et ne semble pas avoir pris en maturité depuis son adolescence. C'est une jeune femme en âge d'avoir des enfants, mais elle-même ne sait pas se contenter d'un "non". Je l'ai repoussée pour qu'elle n'essaie pas de revenir vers moi, mais c'est ce qu'elle a fait.

Bonsoir, Adrian. C'est impossible que notre histoire se termine comme ça.  Emmenez-moi à Bordeaux dans une de vos valises, et je me ferai toute petite.

Je grimace en relisant son message. Comment sait-elle que j'habite à Bordeaux ? Sur mes réseaux, je donne le moins d'indices possibles sur ma vie personnelle, je n'ai qu'une photo de profil et je ne poste rien. Ce compte me sert surtout à sécuriser toutes mes connexions, en plus de mon adresse mail.

Je fouille un peu son profil à elle, mais n'y voit que des gamineries comme des citations pour les cœurs brisés, ou des vidéos d'enfants qui tombent. Elle est peut-être, effectivement, en âge d'avoir des enfants, mais elle n'est surtout pas assez mature pour être mère. Heureusement que je n'ai pas planté ma graine par erreur.

Elle ne m'intéresse pas, son humour ne m'intéresse pas, et elle est finalement trop docile à mon goût. C'était drôle au début, quand elle se rebellait. Maintenant qu'elle est tombée amoureuse, je ne peux plus rien faire d'elle. Je savais que c'était une mauvaise idée de la récupérer sur la route et céder à mes pulsions.

Je la bloque. Je cherche son nom partout et la bloque partout. Je ne suis pas stupide, je bloque aussi les deux filles que je vois trop souvent sur ses photos, pour que personne ne vienne encore me faire chier.

- On a tout, monsieur.

Je relève la tête et reviens à la réalité. En face de moi, le transporteur chargé de remplir son camion de meubles me regarde, attendant que je lui dise que faire. Je cligne des yeux et range mon téléphone dans ma poche.

- Très bien. J'ai déjà emmené les cartons de vaisselle et de babioles. Vous pouvez y aller. Je passerai après avoir déposé les livres.

Nous nous serrons la main, puis il referme les portes de son camion, frappe au carreau de son collègue et disparait à l'intérieur pour prendre la route, direction la salle des enchères. Je les regarde partir, ensuite je retourne dans la maison pour la vider des cartons restants, que je mets dans mon coffre. Je ne suis pas adepte du ménage, alors je passe simplement un coup de balais dans chaque pièce et entasse toute la saleté devant le porche. Avec un peu de chance, le vent ou la pluie va tout enlever d'eux-mêmes.

Ma maison d'enfance est enfin vidée de toute son histoire et de toute la vie qui y régnait. J'ai l'impression que l'atmosphère s'est allégée et que les fantômes qui la peuplaient sont partis, plus sereins. Mon père a enfin retrouvé ma mère et dans quelques années, ce sera à mon tour de les rejoindre. J'ai ma place dans le caveau, mais je ne suis pas sûr d'aller au paradis.

Je referme la porte lentement pour graver cette image dans ma tête. C'est la dernière fois que je tourne cette clé, et que je mettrai les pieds sur cette dalle instable, dont le bruit alertait toujours mes parents de la venue de quelqu'un, souvent la mienne. Je ne verrai plus mes parents, ni cette maison, et je n'aurai plus de vacances à prendre pour leur rendre visite.

Je soupire et frotte mon visage frénétiquement. Quand j'atteins ma voiture, je jette un dernier coup d'œil au jardin, à la vue sur les champs, et aux volets qui resteront à jamais fermés dans mon esprit.

Quand j'étais petit, et ma mère encore en vie, elle faisait partie d'un petit groupe de bénévoles pour une association. Elle rassemblait les livres qu'on leur donnait et organisait des grandes brocantes pour que l'argent récolté serve à acheter du linge, des vêtements ou de la nourriture pour les personnes sans papiers. Originaires d'Italie, mes parents avaient à cœur d'aider les plus démunis, ceux qui avaient tout quitté pour trouver une meilleure vie ailleurs. C'est donc par la volonté de mon père que je me rends dans ce petit entrepôt, pour y déposer le contenu de leur bibliothèque.

- Merci beaucoup, jeune homme. Votre mère aurait été très fière de vous. Toutes nos condoléances pour votre père.

Margaret est la plus ancienne de l'association, qui m'a connu enfant, mais travaillait surtout avec ma mère. Elles détenaient toutes les deux un salon de couture, et la mère de Margaret avait créé cette branche de l'association. Parce que les gens n'aiment pas aider les immigrés, elle avait eu l'idée de concentrer sa branche sur le côté culturel des livres. Il y avait un logo et le nom de leur association, mais personne n'y prêtait jamais attention. Cela leur convenait, elles pouvaient amasser de l'argent et le distribuer sans s'attirer les foudres des racistes ou des patriotes.

- Merci, Margaret. Je ne manquerai pas de revenir si j'ai autre chose à vous apporter.

- Attendez, monsieur ! hurle une autre femme de l'association en courant vers moi.

Elle s'arrête, essoufflée, et me tend un paquet, emballé dans du papier marron.

- Nous avons retrouvé ça, il y a quelques mois. Votre père souhaitait qu'elle vous revienne.

Je fronce les sourcils, mais suis soulagée que ça ne soit pas un cadeau de leur part. Je termine par des embrassades, je récolte quelques condoléances et part, quittant une nouvelle partie de mon passé.

Dans la voiture, j'ouvre le paquet en contractant ma mâchoire pour ne pas pleurer. C'est une photo, sur laquelle nous sommes tous ensemble, ma mère, mon père et moi. Je dois avoir quatre ou cinq ans, et je suis assis sur les genoux de ma mère, en train de manger un biscuit. Nous étions conviés à un rassemblement de l'association, pendant lequel nous avons partagé un repas avec les autres membres et leur famille. Ni ma mère, ni mon père n'était encore malade, et moi, j'ignorais encore que la vie d'adulte allait être pesante.

Je ne m'autorise pas à pleurer. Mon deuil est fait, l'enterrement est passé et j'ai déjà pleuré. Je jette la photo sur le siège passager et m'attache afin de reprendre mon odyssée. J'allume mon GPS pour afficher le chemin jusqu'à la salle des enchères, et démarre.

Je conduis sans vraiment me préoccuper de la route. La radio est trop basse pour que j'entende ce qu'il se dit, et chaque fois que je tourne la tête, je vois la photo. Je finis par l'éjecter à l'arrière pour ne plus voir ces visages qui me fixent. J'agrippe mon volant fermement et me redresse pour empêcher mes muscles de se relâcher.

Aux enchères, les meubles les plus anciens trouvent de nouveaux propriétaires, qui n'hésitent pas à faire grimper leur prix. Le fauteuil sur lequel j'ai baisé Malycia se vend à quatre mille euros, et le fauteuil qui va avec trouve un nouvel acheteur, qui le prend pour mille cent quarante euros. Même si les babioles ne partent que pour quelques dizaines d'euros au maximum, tout se vend. Une seule journée suffit à vider entièrement le stock de mes parents. Tout le monde se rue sur les antiquités, et lorsque vient le tour des fusils, les hommes sont fous. La plupart sont des collectionneurs, et ils n'hésitent pas à vider leur compte en banque pour remplir leur collection.

Je repars avec énormément d'argent, plus que je n'aurais imaginé. Finalement, je ne vends pas la maison aux enchères, et garde les clés solidement dans ma poche, avec le bail, que mon père m'a forcé à signer avant même qu'il ne meurt. Il savait que sa fin était proche et m'a rendu propriétaire. Ainsi, je possède la maison et le terrain, et il en va de ma décision de la vendre ou non. Pour le moment, je choisis d'attendre avant d'agir.

C'était une journée chargée et fatigante. Je dois reprendre la route jusqu'à Bordeaux, et je n'ai plus d'endroit où dormir. Je décide donc de m'arrêter au Starbucks pour prendre un café et lorsque je retourne dans ma voiture, déjà prêt à partir, j'entends des rires. Ce sont des rires indiscrets de jeunes femmes. Je tourne la tête, observe la terrasse et la vois.

Malycia est assise, bras croisés, avec une mine boudeuse dont se moquent ouvertement ses deux amies. Elles essaient de la faire rire, mais elle reste renfrognée. La brune porte un t-shirt rouge, avec un logo au niveau de la poitrine, ainsi qu'un jean serré. Elle n'a pas touché à sa chevelure, mais a peinturé son visage avec un rouge à lèvres brillant et du noir autour des yeux. Elle a retrouvé son côté rebelle et quand elle regarde son téléphone avec agacement, elle peste.

Je la regarde intensément, peut-être dans l'espoir qu'elle me remarque. Mais lorsque son regard est dangereusement attiré vers ma voiture, je me racle la gorge et tourne la tête. Ce n'est pas le moment de s'encombrer d'un bagage, je dois rentrer et oublier cette semaine atroce. Je redémarre et sors du parking, fonçant droit vers ma nouvelle vie de solitaire.

Au-revoir, Malycia.

𝔏𝔞 𝔅𝔢𝔩𝔩𝔢 𝔢𝔱 𝔩𝔞 𝔅𝔯𝔲𝔱𝔢 (⚤) - TOME 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant