Chapitre 12 - Léonard

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Assis sur mon lit, je regarde par la fenêtre, espérant voir une ombre familière pour me faire oublier les images qui hantent mais il n'est pas là. Ça j'en suis conscient, je sais que c'est vrai malgré tout ce qui se mélange dans mon esprit. Je le sais parce qu'on est dimanche et qu'il dîne à la maison avec sa mère. Je le sais aussi puisque c'est lui qui m'a tendu le désinfectant pour mes plaies, même si j'aurai préféré me vider de mon sang. Il a pris soin de moi pour la deuxième fois.

Je décide de me ressaisir et de descendre pour rejoindre maman et les invités. J'aime rester dans ma chambre, dans ce cocon. J'apprécie ma solitude et affronter mes démons seul. Néanmoins, le voisin semble curieux d'en découvrir plus sur moi et je ne veux pas qu'il continue de trop s'approcher alors que je vais lui donner de quoi grignoter pour lui faire croire que sa soif est satisfaite.

J'enfile un pull pour cacher mes bandages. Pas pour que personne ne les voit car je m'en fiche, ça fait partie de moi. Mais pour ne pas avoir de questions de Carmen ou de regard insistant de ma mère. L'une et l'autre peuvent me rendre vraiment mal à l'aise avec ça alors que je le vie bien. C'est vrai que c'est toujours délicat quand je reprends possession de mes esprits, et découvre le sang qui s'étale, que je prends conscience de mes moments d'égarement. Mais jamais je ne regrette mes gestes. Sinon, je devrais passer ma vie dans le regret et c'est hors de question. Je souffre suffisamment comme ça. Entre la voix dans ma tête, les images qui reviennent et ce nouveau voisin qui veut me venir en aide, je ne peux pas supporter davantage. Alors des regrets, qu'en ferais-je ?

— Salut Léonard ! me lance Carmen en m'apercevant. Tu vas bien ? Ça fait un moment que je ne t'ai pas vu.

Je hoche la tête sans sourire de connivence, flemme d'être aimable. Je suis présent, c'est déjà pas mal.

— Je ne pensais pas que tu viendras mon chéri, déclare ma mère en approchant sa main de son bras.

J'ai un mouvement de recul que je ne contrôle pas. J'aimerai ne pas réagir comme ça, lui montrer que malgré tout je l'aime de tout mon cœur. Qu'elle peut bien ne pas me venir en aide, me regarder souffrir, me laisser aux mains d'inconnu elle sera toujours ma mère et je l'aime. Seulement, c'est le cas que quand je vais bien, que quand j'ai des moments de lucidité et ces derniers temps c'est de plus en plus rare. Quand je perds le contrôle, que la voix dans ma tête est trop forte, que je tombe dans les ténèbres alors je la déteste. Je la hais de ne pas m'aider, de me délaisser. Je ne supporte pas l'idée de voir des médecins qui me questionnent et m'analysent comme une bête. Je ne supporte pas leurs regards de pitié ou d'exaspération. Ils ne me croient pas. Ils ne m'ont jamais cru. Alors j'ai sombré et aujourd'hui je ne suis plus en mesure de parler de ce qu'il s'est passé. C'est vrai que je n'ai jamais décrit clairement les événements mais ils étaient plus que compréhensibles. Les adultes ont fait les aveugles et désormais, je dois passer au dessus de ça. Affronter mes démons seuls car personne ne peut extraire de mon esprit ce qu'il s'est passé. Surtout depuis que les images reviennent et s'impriment sous mes paupières.

— Hélios s'inquiétait pour toi, reprend ma mère, ce qui me fait revenir dans le présent. C'est un gentil garçon.

Je me pose sur la chaise qui m'est destinée avec lassitude.

— Ne vous en faites pas Freya, déclare le principal intéressé. Il a l'air d'aller bien.

Personne ne croit à son mensonge.

— Pas si on soulève son haut, crache ma mère en se levant.

Elle débarrasse le plat principal sans que j'ai pu voir ce que c'était et s'en va sûrement chercher le fromage. De toute façon je ne me nourris pas, je ne peux pas lui en vouloir.

— Tu sais, commence Carmen d'une voix douce, elle n'en a pas après toi. Elle s'en veut de ne pas savoir comment t'aider, c'est tout.

J'essaye d'entrouvrir les lèvres pour me justifier, pour dire quelque chose, n'importe quoi mais aucun son ne sort.

— Tu n'es pas un poids pour elle, tu es son fils Léonard et elle t'aime. Je suis sûre que tu le sais.

Je détourne mon regard pour le poser sur Hélios qui me fixe avec curiosité, comme la plupart du temps que j'ai passé avec lui. Une panique sourde monte en moi. Je n'aurai pas dû descendre. Le monde devant moi devient flou en face de moi. Des bruits se font entendre dans mon crâne, et à nouveau je me sens perdre pied. Dès qu'on me parle de maman et de ses sentiments envers moi c'est la même chanson : je perds pied à la réalité et un brouhaha s'invite dans mon esprit pour me faire croire que je suis seul, sans amour.

— Léonard ça va ok ? entends-je.

J'enlève le voile qui s'était mis sur ma vision et me plonge dans les yeux si calmes et profonds de Hélios.

— Tout va bien, tu n'es pas en danger, murmure-t-il tout en gardant ses distances.

Je remonte à la surface rien qu'à l'entente de sa voix. Il a réussi en peu de temps ce que les médecins ont échoué en des années : trouver comment m'apaiser quand je déraille.

— Tu vois, reprend-il, il n'y a pas de quoi s'en faire. C'est dans ta tête.

J'acquiesce en faisant des allers retours entre Carmen et son fils. Ils ne se ressemblent pas en apparence. Si je les croisais dans la rue, je ne parierais pas sur un lien de parenté. Pourtant, leur façon de me parler est la même : un enfant.

— Tu es un chanceux tu sais, continue-t-il à combler le vide qui s'est installé à cause de nos silences. Tu as des personnes qui s'en font pour toi. Elles tiennent tellement à ta vie qu'elles sont prêtes à souffrir en te regardant lutter avec toi-même. Nous n'avons pas tous cette chance. Parfois nos parents nous abandonnent et même s'ils pensent que c'est pour notre bien on ne s'en remet pas. Alors sois content d'avoir ta mère, elle t'aime vraiment Léonard.

Entendre ces mots sortir de sa bouche me fait mal au cœur. Comment peut-on être abandonné dans notre souffrance ? Je sais que si je n'avais pas maman je ne serais sûrement plus de ce monde. Avant de lutter pour moi, pour ma propre survie, je luttais pour elle, pour que son monde ne s'effondre pas.

D'ailleurs la voilà qui revient de la cuisine avec un plateau de fromage et des assiettes. Elle nous sert à tous des plats identiques. Elle n'a jamais pris en compte mes démons, c'est peut-être pour ça que j'ai été si longtemps dans le déni de ma maladie.

Ils mangent tous avec appétit tandis que je dévisage mon assiette comme si elle allait me tuer. Dans mon cerveau, je calcule chaque calorie que détiennent les fromages, je vois la façon dont la graisse ira se couler dans mon corps, la manière dont je la rejetterai et évidemment, comment je vais me saigner en croyant que mon sang est du gras. Ces moments-là sont les pires à mes yeux. Plus horrible à supporter que les griffures et la voix. Pire que tout.

Je continue de fixer mon assiette avec dégoût tandis que la conversation va bon train. Hélios s'extasie sur ses études, le lycée, les camarades et tout le touin-touin. Il en fait trop pour que cela paraisse réel. Carmen parle de son travail de comptable, elle décrit des chiffres exorbitants, ris de certaines situations et s'amuse sur certains noms. Je croyais que tout cela était confidentiel. Quant à ma mère, elle parle de son travail de graphiste qui ne lui rapporte pas assez pour subvenir à mes soins, que tous les médecins lui coûtent cher. Elle explique que niveau argent c'est difficile. En fait, elle se plaint de mes tourments, je suis le fautif à ses yeux.

Comme s'il n'y était pour rien. Comme si je m'étais brisé tout seul. Comme si à mes treize ans je m'étais dit "bah tiens, et si je brisais tel un vase que l'on fracasse sur le mur ? Et si les morceaux deviennent irréparables ?"

— Tu ne manges pas ? me demande ma mère.

J'ai envie de lui crier que non, que je ne peux pas, que je dois disparaître mais aucun son ne sort. Et elle refait surface.

L'ombre à la fenêtreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant