Jacinthe était sûr de détruire tout ce qu'il touchait.
La fleur flétrissait entre ses mains tendres, la pomme pourrissait dans sa paume accueillante, l'herbe s'affaissait sous ses doigts guillerets.
Mais l'espoir grimpait, plein d'épine et de pétales veloutées, sur les ruines de son cœur.
En enroulant soigneusement ses pattes dans du lin, pourpre et souillé d'effroi, il se rassainissait. Les branches fardées de soleil, les grappes béantes des fleurs violines qu'il chérissait tant – si la vie se baladait sur le tissu, elle ne dépérirait pas.
Alors, Jacinthe trépigna hors de sa grotte.
Maudit. Ostracisé de Spartes, on disait qu'avant de l'abandonner, ses parents avaient plongé ses mains, rien que ses mains, dans du poison de crotale. On disait aussi qu'un instant l'enfant, à sa naissance, avait baigné ses mains dans l'eau du Styx pour laver le sang de sa mère.
On disait qu'il était maudit. Et Jacinthe se disait seul.
Mais, un jour où l'air grinçait et avait goût de sel, où un zéphyr emportait des saveurs de miel, où l'eau du lac refroidissait ses tempes roses, les cailloux brossaient ses chevilles glacées face au courant et l'argent des poissons zébraient les clapotis limpides – un son.
Un air sirénien qui l'emporta jusqu'à la berge sablonneuse, où des doigts bruns trainassaient sur les cordes nacrées d'un chelys, comme le souffle d'une conque résonante.
Un satyre, au bouc sinueux et aux cils longs, avec un doigtée sourd, se faisait lécher les sabots par la musique criarde presque belle et l'eau.
Jacinthe s'approcha, ses mains serrées dans leur linceul, et attrapa la main velue du satyre :
« Ô joueur chelys, je suis fasciné par vos mains qui reproduisent la vie quand les miennes donnent la mort.
La vie est tout ce que je déteste. Même elle n'a pas la spontanéité, l'authenticité de ma musique ineffable. Mais toi, tu y ressemble. Appelle moi Thamyras. »
Jacinthe ne savait pas à quoi il ressemblait mais ce Thamyras, lui, savait. Le satyre lui fit passer ses mains pelotonnées sur son chelys pour qu'il puisse sentir les vibrations, le craquement des cordes et la souplesse du bois. Il lui baisa les mains, un moment, disant qu'il trouverait l'inspiration en cet homme aux boucles reluisantes et à la bouche rieuse.
Thamyras pensait aussi savoir beaucoup de chose, mais Jacinthe adorait le corriger. Le satyre pensait que les feuilles qui tombent étaient tristes, que les regards étaient tristes, que la vie était morne et qu'il était las.
Jacinthe disait que les feuilles virevoltaient dans leur chute, que les regards s'échanger et que la vie était morne et ensoleillée et triste et belle et boueuse et...
Un jour, le satyre le coupa d'un baiser.
Ses lèvres étaient douces. Ses mains trouvèrent sa chevelure café. Son nez aquilin creusait des sillons fébriles. Sa voix psalmodiait sur sa bouche. Le chelys, la plume maladroite et leur joute verbale furent laissés aux côtés des vaguelettes mordorées.
Lorsque leurs corps nus reposèrent sur le sable, Jacinthe connut enfin la chaleur d'un autre corps. Un corps qui lui faisait connaître un plaisir superficiel, comme les fables qu'il brodait sur son instrument, mais un corps chaud, dure et réconfortant quand ses mouvements ne balbutiaient pas autant que sa langue.
Thamyras continuait à jouer. Et c'est Jacinthe qui devint las.
Sa bouche était féroce et molle, ses mots baveux et rêches, la vie belle mais triste.
Les arbres grinçaient, le vent piaillait, la rivière claquait.
Puis un jour – un son.
Assis sous un saule, une cithare sur le genou.
Face aux stries du soleil, des boucles tintaient, des iris froufroutaient et une peau carillonnait. C'était une des meilleures compositions que Jacinthe pût entendre.La canopée du saule se rythmait à l'air.
Alors, le cœur de Jacinthe aussi.Mais la musique cessa.
Et l'être qui brille se retourna.
Le cœur de Jacinthe décéléra puis une palpitation, un bourdon, une explosion.
Il était tout ce que Jacinthe ne pourrait jamais toucher par peur de le détruire. Et par extension, tout ce qui le charmait.
Des lèvres trouvèrent ses cils salés.
« Pourquoi pleures-tu ? Ses larmes qui dévalent tes joues sont à la place de mes mains en coupe et elles les jalousent follement. Laisse mes pouces dévaler tes joues, mon index tracer tes pommettes et ma bouche trouver sa place. Laisse-les te jouer. »
Alors, Jacinthe le laissa.
Son visage était une étoffe que le lumineux tissait. Sur ses joues, il filait une composition soyeuse, chevrotante et sienne – velours chaud et soleil glacé. Vin doucereux et fine pluie. C'était frôler la vie.
Jacinthe ouvrit les yeux.
Et rencontra ceux d'Apollon.
Des yeux marmoréens et un sourire violet et ourlé comme ces fleurs qu'il aimait tant. Un visage indicible et un éclat délicat. Un dieu.
Jacinthe le foudroya du regard.
« Brillant, brillant Apollon mais si stupide. Comment oses-tu me toucher quand je ne le peux ? Comment te permets-tu de verdir devant mes larmes quand elles sont à toi ? Tu m'as, mortel et létal. Mais je ne t'ai pas. Je ne peux pas te toucher, Apollon. »
Mais le sourire tendre du joueur de cithare le décontenança assez pour qu'il en doute. Et celui-ci joua de nouveau.
Ses doigts trouvèrent le tissu qui enveloppait ses mains et le protégeait de sa malédiction, celles dont les moires n'exemptent pas les dieux, et le déroulèrent.
Jacinthe observa ses mains, lisses et dangereuses.
Apollon les baisa, des lignes de sa paume aux crevasses qui séparaient ses doigts. Et ses lèvres violines laissaient une peur amère et une affection fébrile derrière elles. Sa peau. Chaude, bronzée et délicieuse comme du miel.
« Ne sais-tu pas qui tu es, mon amant ? Maudis, non. Certainement pas. Tu es un cycle qui tourne inlassablement comme mes doigts sur ma cithare, comme la musique ne s'épuise pas. Mais tu ne peux voir ce que tu donnes quand tu regardes seulement ce que tu prends. Prends-moi. »
Et ce fût au tour de Jacinthe de jouer.
Ses pouces, ses paumes, ses ongles – Jacinthe se fondit en la lumière si bien qu'on ne savait où se terminait sa vie face à celle de l'immortel.
Un éclat de fièvre trop grand attira l'attention de Thamyras.
Apollon disparut. Jacinthe convulsa au sol. Et Thamyras prit en coupe son visage kaléidoscopique.
« Tu as changé, Jacinthe, tu as changé. »
Et Jacinthe comprit qu'il n'était pas maudit. Il était un dieu.

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DOSSIER
Acakje suis en licence d'écriture et voici un dossier de mes travaux d'écriture (scolaires et pas toujours très bons, sue me)