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Amélie Beauchamp se tenait debout dans son salon.

Un divan qui maintenait en équilibre la dizaine de couvertures qu'elle et Juliette collectionnaient, un tapis persan au rose acidulé qu'elles avaient ramené d'un voyage avec leur chienne, Sapho, se reposait sous une table basse qu'Amélie avait tissé lors d'un cours sur les meubles japonais et qu'elles avaient dû hissées dans leur cage d'escalier étroite jusqu'au sixième étage et les petites poteries émaillées déposaient en arc de cercle que Juliette avait eu comme cadeau pour ces excellents conseils aux Beaux-Arts - tout ceci était dos à Amélie, concentrée sur une peinture.

Mais ce n'était pas une peinture.

Etreinte Sous la Lune capturait l'essence de cet art que l'époque appelait romantisme. C'est une scène de nuit, baignée dans la lumière argentée de la lune. En son centre, un couple s'enlace au bord d'un étang calme, où les reflets de l'astre patinant sur les vaguelettes créent des éclats scintillants.

La femme revêt une robe flottante aux tons pastels, ses cheveux sont libres et caressés par la brise nocturne et elle repose tendrement sa tête sur l'épaule de son amant.

Ils se fixent, leurs regards éperdus exprimant une connexion profonde, mains entrelacées, symboles de leur union.

Autour d'eux, la nature s'éveille dans une symphonie de couleurs et de textures. Des fleurs sauvages parsèment les berges de l'étang, éclairées par la lune argentée. Des arbres majestueux se dressent en arrière-plan, leur feuillage dansant au gré du vent obscure. Dans le ciel, des étoiles étincellent, formant des constellations qui veillent sur eux. La lune, pleine et brillante, domine le paysage alangui, répandant sa lumière douce et envoûtante sur leur passion.

Non, ce n'était pas une peinture. C'était LA peinture.

C'était Etreinte sous La Lune qui lui avait gagné sa première exposition dans une galerie parisienne. Certes, ses connexions et notamment son père, Louis Beauchamp, lui avaient déjà donné l'occasion de montrer ses estampes, ses esquisses et ses couleurs nostalgiques - mais c'était différent. Amélie produit une collection pour cette exposition et la peinture en était la pièce maîtresse.

Debout dans son salon, lorgnant sur la paire hétérosexuel, elle retint un rire.

C'est le soir du vernissage qu'Amélie avait rencontré sa Juliette. Elle était dans une belle robe de soie violette, avec une ceinture dorée qui glissait des fantaisies carillonnantes entre les plies lumineux. Ses souliers, brodés de nacre, glissaient entre les invités et les toiles.

Juliette déambulait, absorbée par les couleurs et les formes, cherchant l'émotion de l'oeuvre. On passait de tons clairs et légers à des tons sombres et violacés. La palette, qui serait celle des impressionnistes quelques années plus tard, et la tension brumeuse de la lumière et la scène, changeaient tout.

Elles changeaient l'appréhension du sentiment intime et son exacerbation dans un contexte ordinaire.

C'est ce qui lui semblait, en tout cas, jusqu'à ce qu'elle arrive devant Etreinte sous la Lune.

Et Amélie, qui suivait ses joues pourpres pétillantes de fards couleur caramel et ses frisettes chamarrées, s'arrêta derrière elle. Juliette semblait piqué à vif, bouleversée, confuse et pourtant, d'une langueur si reconnaissable. Amélie gloussa d'une façon cristalline et le son résonna jusqu'à l'interstice de sa gorge et son épaule, comme un baiser.

Après quelques mots timides et hésitants, dont Juliette et Amélie ne se rappellent jamais car leurs maladresses furent distraites par leur échange de regard. Car cela était un échange, plus signifiant que les politesses qu'elles échangeaient.

Les iris vertes d'Amélie semblaient dire : "Permettez moi de vous désirer." tandis que les iris brunes de Juliette lui répondaient : "Mais que pouvez-vous désirer?"

Lorsque Juliette se retourna vers Etreinte sous la Lune après un silence, Amélie appuya deux doigts entre la manche de sa robe et sa main gantée. Elle sentit le pouls de la jeune femme, qui prit ce geste pour un effleurement égaré, et elle sut.

Que Juliette Durand, la fille du marchand Joseph Durand, était aussi affectée par sa présence qu'Amélie l'était par le regard révérencieux que Juliette posait sur son art.

Amélie était la fille d'une famille d'artistes bourgeois, et son éducation ne lui avait pas donné la feinte humilité, prudence ou pudeur qu'on acclamait chez une bonne épouse.

Amélie s'en fichait, elle ne voulait pas devenir épouse, elle voulait peindre.

Mais durant leur entretien, qui s'anima et dura jusqu'à la fermeture du vernissage, où Amélie fut plus surprise à faire rosir mademoiselle Durand qu'à présenter ses oeuvres - Amélie comprit que si elle n'était pas intéressé par le mariage, c'était parce qu'elle ne voulait pas d'un mari, mais bien d'une femme. La nouvelle ne la chagrina pas, mais elle troubla Juliette, qui en vint à la même conclusion que l'artiste.

Etreinte sous la Lune.

Quelque temps après, Amélie recommença l'œuvre et l'amant prit des formes voluptueuses, agréables, sa peau s'assombrit et ses lèvres devinrent appétissantes. Juliette prit vie dans les bras et sous le pinceau d'Amélie.

L'artiste l'offrit à son inspiration le jour suivant, une fois le vernis sec et les amies protégées par le masque de la nuit et l'œil bienveillant de la lune.

Juliette, elle, lui tendit un poème :

"Dans l'obscurité de nos âmes enchevêtrées, Où les roses se fanent sous la lueur avortée, Ton amour, Amélie, est une énigme déchirante, Qui consume mon être, fragile et vacillant.

Dans tes yeux, je vois des nuages sombres errants, Des tourments cachés, des désirs brûlants, Et dans tes bras, je trouve un abîme profond, Où je m'enfonce, prisonnière de mon propre élan.

Tes mains, comme des serres m'enserrant le cœur, Peignent des tableaux de douleur et de peur, Et ton cœur, tel un labyrinthe sans issue, Me piège dans ses méandres, sans répit ni trêve.

Oh, Amélie, toi qui m'ensorcelles et me perds, Tel un démon dansant dans un rêve éphémère, Je te maudis, je te bénis, dans un même souffle, Embrassant la folie de notre amour qui bouscule.

Que chaque vers de ce poème soit un cri, Déchirant le voile qui nous sépare ici, Et que nos cœurs, liés dans la tourmente, Affrontent ensemble les flots déchaînés de notre tourment.

Dans l'obscurité de nos âmes enchevêtrées, Où les roses se fanent sous la lueur avortée, Je lutte, je t'aime, je souffre, Amélie, Car notre amour est une malédiction qui me lie."

Les larmes aux yeux, elles s'enlacèrent puis s'allongèrent dans les hautes herbes.

Et Amélie Beauchamp se tenait dans son salon, face au tableau, le premier, qui les avait vu s'enlacer et s'allonger de multiples fois depuis.

Mais Amélie ne se tenait pas là par hasard. Non.

Car après toutes ces années, tous ces instants de doutes et de supercheries pour qu'elles arrivent à vivre ensemble, Juliette avait accepté. Certes, elles ne seraient pas liées par l'Eglise, mais une autorité aussi importante à leurs yeux.

Une cérémonie en petit comité se tiendrait sous la lune, cette nuit. Elles échangeraient leurs alliances, liraient leurs voeux et échangeraient une promesse douce :

"Permets moi de rester à tes côtés.

Je te le promets."

Tout ça en s'étreignant sous la lune.

DOSSIEROù les histoires vivent. Découvrez maintenant