A - ... Mais vois-tu, la table sur laquelle nous terminons de manger, avec son plateau sombre embarrassé d'une nappe jaune et la vaisselle sale qu'on a dépoussiéré dans l'évier de l'atelier - la table fait aussi parti d'un rituel.
B - Ne recommence pas. Une table n'a rien à voir avec l'autel d'une messe, le bénitier d'un baptême ou le cercueil d'un enterrement.
A - Elle a tout à voir. La table est un signe social et culturel et, chez nous autre européen, le centre d'un rituel.
B - Qu'y a-t-il de religieux dans un repas ?
A - Qu'y a-t-il de religieux à fendre une miche de pain et annoncer "ceci est mon corps" ? Qu'y a-t-il de religieux à lever une coupe de vin et terminer "ceci est mon sang" ? Qu'y a-t-il de religieux aux derniers moments du fils de Dieu, à table, avec ces disciples et amis, avant d'être embrassé par les regrets et l'amertume de Judas et conduit tendrement jusqu'aux romains ?
B - Dans ton scénario, qui est Jésus et qui est Judas ici ?
A - Tu es Judas, car tu ne veux pas me croire. Et je suis Jésus, car j'ai raison. Au début de mes études d'art, avant de finir ici et partager l'atelier avec vous quatre, j'exprimais un certain intérêt pour les natures mortes. Certaines sont si vives, si... Je te vois froncer les sourcils et vouloir me couper la parole, retiens-toi. Je digresse mais j'ai une conclusion après cette digression. Dans un livre en français, j'ai trouvé une nature morte aux couleurs touchantes, si touchantes que je m'en sentis plus vivant. Ris, mon ami, mais c'était comme l'effet inverse d'une vanité, qui vous rappelle qu'on va mourir. Raisins et Grenades de ce peintre français, de ce Chardin, m'a rappelé de vivre. Car, dans un coin de la peinture, deux verres, l'un presque vide et l'autre plein. D'un rose ! Un rose, pas vraiment pourpre, pas vraiment incarnat - un rose orange, un rose brun, un rose carmin. Et je sais que ce pourrait être le motif des verres et leur métaphore, mais ce fut ce mélange si simple d'une couleur implaçable qui me rappela le jeu. Le jeu où, au bord de s'étrangler d'ennui, nous nous asseyions dans un coin avec ma sœur pour deviner les couleurs. Après des minutes, parfois quelques heures, nous nous animions et nous resplendissions plus que l'havane fatigué du parquet, l'argenté sans éclat des murs et le rouge moquette Shining du canapé. Cet éparse des hypothèses, ces innommables couleurs - c'est ce que me provoqua, presque quinze ans après, ce tableau de Chardin. Et je compris le critique, ce critique, Diderot si je le prononce correctement, qui acclama ces couleurs.
B - Ta pause est longue, mon ami, la table.
A - La table, la table c'est que ma sœur et moi en avons fait un rituel, de cette animation abstraite. La télévision éteinte, les parents absents, les portes des chambres fermées à clef ; nous montions sur le bar strié de vieilles cicatrices de coups de couteaux maladroits. Et nous regardions autour de nous, parlant de choses dont nous ne parlions habituellement pas ; ma sœur me racontait que c'était pas tout à fait la couleur de l'image du livre qu'elle a dû lire en classe, je lui disais que j'avais vu un nuage en forme de cruche et un autre si fin et si jaune que j'inventais un mythe sur Hélios et son urine, tout seul dans la cour. La table, elle fait un peu la même chose, chez nous, chez les gens éduqués. On met la table en bougonnant ou en riant pendant que la cuisine fourmille, on appelle l'étage "à table" pour qu'il vienne manger, on s'attable et les échanges fusent. Qu'ils soient véhéments, anecdotiques, chaleureux, pénibles ou silencieux. Des regards, des gestes communs, des bouches qui ont les mêmes réactions ou des grimaces indignées car "qui mange de la raclette sur du riz ???!". Une table c'est un rituel pour les gens biens, pour les gens qui s'écoutent et veulent se comprendre et se connaître. Une table parfois ce n'est pas qu'une table, elle peut être ras le sol, elle peut être un coussin ou un plateau ou absente - une table, notre table, il y a quatre assiettes car nous sommes quatre, il y a une nappe jaune car c'est la seule qui n'est pas tâchée d'acrylique, on nettoie les assiettes avant chaque repas car tu mets de la poussière partout avec tes sculptures. Une table c'est un rituel car c'est une communion. Un bénédicité, un sermon, une absolution. Il n'y a rien de plus religieux qu'une table.
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Diversosje suis en licence d'écriture et voici un dossier de mes travaux d'écriture (scolaires et pas toujours très bons, sue me)