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Assise dans la cuisine, j'entends ma grand-mère glisser un fer à repasser le long des pans d'une chemise.

Je ne me souviens plus si c'est celle de mon père, le seul homme dans la maison capable de la porter, mais elle me semble trop délicate pour lui, le motard débraillé. Je la fixe du coin de l'œil, faisant mine de ne pas m'ennuyer au point que j'en suis à imaginer les couleurs de mon visage dans le reflet du micro-onde.

Assise dans la cuisine, je regrette d'être trop grande pour jouer avec les garçons, mon frère et mon cousin. J'étais heureuse de pouvoir regarder le téléfilm Disney Channel tout à l'heure, mais maintenant, je suis assise dans la cuisine et eux ils sont dehors.

Dehors à jouer au foot. Dehors à construire des cabanes. Dehors à balancer des bouteilles de bière trouvée sous les tribunes du stade contre le mur des vestiaires. Dehors à faire du vélo sur le terrain de pétanque. Dehors à se baigner dans le cours d'eau boueux, pas loin des herbes hautes et des vaches qui mastiquent.

Dehors, que j'aimais de moins en moins et l'intérieur auquel je n'étais pas habituée.

Avant, je jouais au foot, je construisais des cabanes, je roulais sur le terrain de pétanque, je me baignais dans le cours d'eau boueux.

Maintenant, les filles ne jouent pas au foot, les filles ne s'aventurent pas à trouver des branches, les filles sont punies pour rouler sur le terrain de pétanque, les filles sont recouvertes même pour plonger la tête la première.

Je fixe mon reflet, comme un problème que j'aimerais résoudre, et je ne comprends pas pourquoi je ne lui trouve aucune couleur.

Ma grand-mère fourre un cintre dans la chemise et parle.

Ma grand-mère me parle de la tante Thérèse et son mari qu'elle trompe, coincé en silence dans un lit depuis la guerre.

Ma grand-mère me parle de Mariette, la mère de mon cousin Lucas, et du string qu'elle a retrouvé sous le lit de la chambre de Philippe, la première fois qu'elle est venue.

Ma grand-mère me parle de ses parents polonais et les protestations que son union avec mon grand-père Etienne ont entraîné, car ses parents à lui étaient belges et divorcés, alors que le soucis aurait dû être qu'il était alcoolique et avait la main leste.

Ma grand-mère me parle de sa sœur et les coups de bâton qu'elle donnait aux animaux puis des coups de bâton que ma grand-mère lui a donné en le découvrant puis des coups de bâton que mes arrières grands-parents lui ont donné en les découvrant.

Je connais sa sœur, ma mère m'a emmenée dormir chez elle, à Lyon. Elle a un étang vaseux et plein de jolies grenouilles. Elle a des draps pâles et doux et un papier-peint rayé.

Ma mère, là-bas, elle sourit.

Quand elle revient à ? , je la vois regarder la seule photo de sa fratrie complète et le tiroir où l'on range la télécommande et le martinet.

? , c'est un village de l'Allier où on met des "y" partout et on conjugue les verbes étrangement. Il y a une bibliothèque de la taille de mon appartement pas très grand avec une salle multimédia. Il y a un fleuriste, une pharmacie, deux boulangeries, dont une qui vend des sucettes au fruit ou au caramel qu'on peut s'acheter s'il nous reste de la monnaie sur le maigre butin que nous a donné mamie pour le pain, un boucher, qui est le fils de son père qui était à l'école avec mon oncle, une supérette, où la gérante Aïcha m'a offerte une balle qui saute avec un dinosaure, un tabac, qui vend même des magazines sur Martina Stoessel et des bonbons ronds au sucre, une maternelle et une école, un stade, un commissariat et deux ou trois restaurants, dont l'un est connu pour avoir accueilli un roi bourbon de passage. Il y a aussi le lac que ma mamie a dû vendre à la mort de mon grand-père et sa petite cabine où il dormait seul et très souvent. Il y a aussi la forêt où ma cousine Marion a construit une cabane dans un arbre qui s'est écroulé sous la foudre d'un orage. Il y a aussi la maison d'une camarade de classe de ma mère qui a été tuée par son propre frère alors qu'il jouait avec le fusil de chasse de leurs parents.

DOSSIEROù les histoires vivent. Découvrez maintenant